Savoirs en construction
Publié par Université de Montpellier UM, le 31 mai 2016 3k
Par quels processus se construit le savoir ? L’épistémologie des sciences éclaire les enjeux qui sont au cœur de l’invention et de la diffusion des connaissances.
Muriel Guedj en est sûre : en matière de recherche, rien n’est certain. « Ce qui trace au quotidien le cheminement des sciences ? C’est le doute, plus que la certitude ». Le doute, le tâtonnement, l’hypothèse, l’essai, l’erreur, l’impasse… Qui loin d’être de simples accidents de parcours, constituent les étapes même de la construction du discours scientifique, les principes dynamiques de sa genèse, explique cette historienne des sciences. « C’est un peu le contraire de ce que l’on enseigne à l’école, finalement ! » s’amuse-t-elle.
Revoir le statut de l’erreur
« La découverte de l’erreur est un des moments cruciaux, un moment créateur entre tous, dans tout travail de découverte (…) » expliquait un illustre réfractaire à ce qu’on enseigne à l’école : Alexandre Grothendieck, génie rénovateur récemment disparu (voir article en p. 26). Et le grand mathématicien d’ajouter : « craindre l’erreur et craindre la vérité est une seule et même chose ».
Revoir le statut de l’erreur : c’est là une des exigences de l’épistémologie, cette science des sciences qui est aussi fille de la philosophie. Riche erreur. Fertile erreur ! Qui ouvre à l’occasion sur d’inattendues perspectives. On ne compte plus les découvertes essentielles qui furent le fruit de raisonnements fondés sur des hypothèses inexactes - c’est le cas de la découverte de la pénicilline, ou des vaccins – ni les avancées théoriques fructueuses dont des pans entiers se sont ensuite avérés erronés...
Le progrès des sciences va-t-il de vérité en vérité ? Rien de moins certain. Si la science ne peut avancer sans se hasarder sur le chemin incertain de l’hypothèse, comme l’a signalé Henri Poincaré, c’est au risque de l’erreur qu’elle progresse réellement. Autant se faire une raison : elle n’est pas ce long fleuve tranquille sillonné de hardis explorateurs que l’on aime à nous peindre. Mais bien un chantier en activité permanente, marqué par les imprévus et les accidents.
Rendre à la science sa dimension humaine
Sur une démarche scientifique quelque peu idéalisée, l’épistémologie nous invite à porter un regard plus humain et plus distancié. « Il faut sortir du scientisme, résume Muriel Guedj. L’imaginaire collectif présente de la science une vision aussi simpliste que peu conforme à la réalité : un objet lisse, ayant toutes les apparences de la vérité absolue ».
Première notion à désacraliser, celle de vérité scientifique : « ce que l’on nomme vérité est souvent une étape, obtenue au terme de parcours parfois chaotiques. Attention, les vérités scientifiques restent nécessaires ! Et lorsqu’elles sont amenées à être modifiées, ce n’est pas parce qu’elles sont relatives mais parce qu’elles sont incomplètes ». Loin de constituer un objet donné, la science est une construction collective où conjectures, propositions et démonstrations se répondent à travers le temps.
Le savoir ne sort pas tout armé de la tête de Zeus ? C’est rassurant : ça veut dire qu’on peut le faire sien, ce mystérieux processus de création par lequel les découvreurs inventent des terres nouvelles… C’est ainsi à un salutaire questionnement que nous convie l’épistémologie : « explorer les processus de construction des connaissances, c’est rendre à la science son visage humain. C’est du même coup désinhiber les étudiants et les jeunes chercheurs : leur permettre d’investir pleinement ce champ d’expression, de s’en approprier les méthodes ».
Enjeux de société
Si elle s’intéresse aux modes de production des connaissances, l’épistémologie se penche également sur le contexte historique et social de l’activité scientifique. « Le travail du chercheur n’a rien d’une activité autonome ni même individuelle. Il s’inscrit dans un contexte socioculturel, et porte l’empreinte de nombreux enjeux sociétaux et politiques ». Un exemple ? Ils sont innombrables. En voici un, plus spectaculaire peut-être que d’autres : la théorie de l’évolution de Darwin, tumultueux terrain d’affrontements idéologiques et de controverses religieuses.
Le discours scientifique noue ainsi avec la société des liens bien plus subtils et complexes qu’il n’y paraît. Le rôle de l’épistémologue est dès lors de dévoiler les strates et les aspérités qui le constituent. Sa méthode : interpeler les savoirs, les cerner, les contextualiser. « Situer une découverte dans son contexte, dans sa culture et dans son histoire – même s’il s’agit d’une équation différentielle ! – c’est dessiner les contours de cet objet qu’est la connaissance : seul moyen de l’appréhender réellement » éclaire Muriel Guedj.
Tous épistémologues
Un travail qui se fait au plus grand bénéfice du citoyen. L’enjeu ? Permettre à tout un chacun de mieux décrypter les grands débats de société. Ils sont légions, qu’ils soient liés à l'environnement, au climat, aux énergies nouvelles, aux ressources naturelles, aux biotechnologies, à l'alimentation…
Un enjeu devenu particulièrement vital à l’ère d’Internet. Si la toile donne accès à d’énormes masses de données, c’est cette profusion même qui paradoxalement complique l’accès au savoir, en rendant de plus en plus difficile cette opération nécessaire : distinguer le bon grain de l’ivraie.
« Ce qui est train de changer, c’est toute notre relation au savoir, résume l’épistémologue. Aujourd’hui un étudiant ne vient plus en cours pour accéder aux connaissances mais pour les interroger, les contextualiser, les critiquer, les mettre à distance ». En bouleversant l’accès à la connaissance mais aussi les modes d’enseignement, la révolution numérique aurait ce résultat inattendu : faire de nous tous des épistémologues.
Retrouvez cet article dans LUM, le magazine science et société de l'Université de Montpellier.
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