Les co-recherches et la problématique des inégalités - Retour sur le Forum Régional Sciences et Société 2024
Publié par Echosciences Occitanie, le 21 janvier 2025 36
Le Forum Régional Sciences et Société réunit chaque année une centaine d’acteurs et actrices impliqués dans le dialogue sciences-société en Occitanie afin de se rencontrer, de partager des expériences et imaginer des projets communs. L’édition 2024 portait sur le thème “Inclusion et lutte contre les inégalités” qui s’est décliné à travers 14 ateliers thématiques.
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Retour sur l’atelier “Les co-recherches et la problématique des inégalités”.
Certains parleront de “recherches participatives”. D’autres de “recherche-action”, ou bien encore de “co-recherches”. Derrière ces termes, une même idée : celle d’impliquer des acteurs ne faisant pas partie de la recherche académique (citoyen-nes bénéficiaires, intervenant-es, décideur-euses…) au sein d’un programme de recherche, afin de produire, collectivement, de nouvelles connaissances.
Philippe Terral, Sociologue au CreSco, Professeur à l’Université Toulouse III - Paul Sabatier, et Vice-Président Science Avec et Pour la Société de l’Université de Toulouse, étudie depuis plusieurs années les dynamiques relationnelles et épistémiques (i.e. échanges de connaissances) au sein de recherches collaboratives. « Je m’intéresse aux collectifs hybrides qui cherchent à produire ensemble des connaissances ». Ses travaux de recherche ont notamment porté sur l’étude des inégalités dans de tels contextes.
Il s’intéresse ainsi à la diversité des inégalités et leurs combinaisons lors de co-recherches. Celles-ci sont de natures diverses (classes sociales, genres, âges, territoires, …) et tendent à se cumuler. Malgré la volonté de “faire avec/ensemble”, on observe des phénomènes de reproduction des inégalités au sein des échanges et des implications de chacun et chacune. Ceci pouvant aller jusqu’à des conflits, la démotivation et l’arrêt de la participation.
Lors d’un dispositif de co-recherche, visant le partage de connaissances entre toutes et tous, la question des “inégalités/injustices épistémiques” est prégnante, explique le sociologue. Selon la définition apportée par Godrie et Dos Santos en 2017, il s’agit « d’un type particulier d’inégalités qui se manifestent dans l’accès, la reconnaissance et la production des savoirs et des différentes formes d’ignorance ». Pour les personnes impactées par les inégalités sociales, ou pour les non-expert-es face aux chercheurs et chercheuses, cela se traduit par de la gêne, un sentiment d’illégitimité, d'incompréhensions réciproques, de manque d’écoute… Il faut donc questionner les rapports de force et de domination, les potentielles discriminations alimentant des formes d’oppression ou d’exploitation, d’invisibilisation et de mise en silence de certaines paroles, interrogations ou savoirs.
Afin de réduire ces inégalités, Philippe Terral suggère de travailler plus particulièrement sur la mise en visibilité et la valorisation des savoirs dits “expérientiels ou d’usage”. Ce type de savoirs se réfère à une connaissance acquise par un long processus issu de l’expérience personnelle, du quotidien et de l’environnement immédiat, à la différence de connaissances plus académiques acquises à travers la formation ou l’enseignement scolaire. Dans une démarche de co-recherche, ces savoirs expérientiels vont être plus ou moins visibles, lisibles et légitimés.
Philippe Terral a donc mené deux enquêtes afin d’étudier les processus réduisant ou renforçant les inégalités au sein de co-recherches. Les deux cas d’études étaient des RISP : recherches interventionnelles en santé des populations, des recherches portant sur des dispositifs (programmes, politiques…) visant à améliorer la santé publique. L’un portait sur des interventions en santé (notamment santé sexuelle des femmes migrantes) en squats pilotées par une ONG qui avait pour volonté de mobiliser des habitant-es des squats afin de construire ces interventions. L’autre consistait à co-construire un programme d’Education Thérapeutique du Patient en oncologie en mobilisant patient-es, soignant-es et chercheur-euses. Le sociologue a ainsi étudié les mécanismes d’élection/sélection et d’encadrement des participant-es en les confrontant à la problématique des inégalités sociales.
Des comportements renforçant les inégalités au sein de recherches participatives
Les deux cas d’étude ont révélé un renforcement des inégalités sociales, alors que ces interventions visaient au contraire leur réduction. Les personnes encadrantes vont choisir les bénéficiaires mobilisés, afin que cela se passe au mieux selon leurs objectifs et critères. La tendance est également à aller “naturellement” vers des gens qui nous ressemblent. Tout ceci impacte les résultats de la co-construction. Par ailleurs, les personnes les moins “dotées” de connaissances et de capacités à les exprimer tendent souvent à s’effacer face aux savoirs expérientiels des intervenant-es et décideur-euses. On observe également des comportements qui pourraient s’apparenter à de l’extractivisme, qui consiste à utiliser des savoirs expérientiels sans valoriser les acteurs qui les ont produits et les portent
Il souligne également les limites de la notion de “savoirs expérientiels” qui considère souvent uniquement les connaissances des bénéficiaires. Il faut distinguer ceux des bénéficiaires, ceux des intervenants et ceux des décideurs, car ils sont porteurs de ressources et de contraintes différentes.
Il est également intéressant de valoriser des espaces d’échanges plus informels et “feutrés” entre ces différents savoirs.
On observe alors plusieurs compétences utiles pour mener ces co-recherches :
- La capacité à intéresser et fédérer, afin que les gens s’intéressent à la question, “restent autour de la table” et prennent plaisir à être ensemble ;
- La capacité à traduire et hybrider des connaissances issues de divers registres et expertises ;
- La capacité à formaliser et diffuser dans d’autres espaces ces expériences et connaissances élaborées ;
- Ainsi que la capacité à instaurer un climat de confiance, à légitimer chaque parole et lui offrir de la visibilité.
Des compétences qui peuvent se retrouver au sein du métier de médiateur et médiatrice scientifique. Philippe Terral rappelle ainsi l’importance de travailler ensemble, et de ne pas opposer la démarche de recherche citoyenne et celle de médiation et diffusion de la culture scientifique et technique. Les structures de médiation sont souvent mobilisées bien trop tard au sein de projets de co-recherches, et généralement cantonnées à la diffusion des résultats.
L’intervention se poursuit avec un échange sur les prises de parole. Doit-on les contrôler et tendre vers un équilibre de durée d’intervention pour chaque personne ? « On ne peut pas viser un idéal de symétrie. Sur un moment précis, certains vont s’exprimer, d’autres préférer se taire. La fabrication des connaissances se construit sur des asymétries. Ce qui compte, c’est l’expression de tous sur la durée ». L’une des participantes signale un point de vigilance : les formes d’expression et de restitutions qui peuvent être discriminantes, comme l’écrit par exemple.
Le groupe évoque également l’importance de la transparence sur les objectifs de recherches et livrables. La volonté de publier doit être annoncée. Les enjeux financiers abordés.
Philippe Terral termine son intervention en soulignant la nécessité de mettre en place des observatoires des interactions entre recherches et société. Une volonté mise en place au sein de l’Université de Toulouse à travers l’Observatoire TIRIS.
Pour échanger avec l’intervenant :
- Philippe Terral, Sociologue au CreSco, Professeur à l'Université Toulouse III - Paul Sabatier, Vice-Président Science Avec et Pour la Société de l'Université de Toulouse : philippe.terral@univ-tlse3.fr
Ressources pour aller plus loin :
- Vidéo de la table ronde Les dispositifs de recherche sur les dispositifs d’accompagnement des patients : articulation des savoirs et gestion des partenariats
- Étudier de près les modes de coordination pour construire un partenariat visant à réduire les inégalités épistémiques
- Sélectionner les squatteur·euses pour réduire les inégalités de santé. Le paradoxe d’un dispositif participatif en santé au sein de squats de migrant·es
- Vidéo de la conférence Inégalités et injustices épistémiques
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