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LE COIN LECTURE

Les cent derniers jours, de Patrick McGuinness

Publié par Claire Adélaïde Montiel, le 3 juin 2020   1.6k

Pendant la période du confinement, le roman du poète et romancier anglais Patrick Mac Guiness édité en 2013, a fait écho à ce que nos contemporains étaient en train de vivre. L’intrigue est pourtant éloignée de notre récente expérience : en avril 1989, quelques mois avant la chute du coupe Ceaucescu, le narrateur arrive dans la ville de Bucarest pour y occuper un poste de littérature étrangère à l’université. Pourtant, comment ne pas reconnaître dans la description que fait le narrateur de l’ennui dans ce pays totalitaire refermé sur lui-même ce même sentiment de malaise et de vacuité qui a saisi nombre d’entre nous lorsque nous avons été en butte aux restrictions de circulation et au rétrécissement de notre vie liés au confinement ? « Dans la Roumaine des années 80, l’ennui était un état extrême. Il n’avait rien de neutre : il vous étirait, il vous distendait, ; il s’accrochait à votre journée et la freinait comme des galets raclant la coque d’un bateau… »

 

Un confinement à ciel ouvert

Là s’arrête cependant la comparaison. En effet, si la Roumanie fut un pays confiné comme l’a été, pour des raisons sanitaires, la moitié de la population mondiale au début de la crise du COVID 19, il s’agit pourtant d’une situation très différente de celle qui nous a été imposée. Ce que les Roumains ont vécu en cette période de dictature, c’est un confinement à ciel ouvert dans un pays rongé par la corruption, où le peuple manquait de tout ; où, pendant que les étrangers et les tenants du pouvoir jouissaient d’un luxe indécent, les queues s’allongeaient devant des magasins vides de tous biens ; un pays replié sur ses secrets et ses turpitudes dont rien ne transpirait à l’extérieur, où tous les écrits,-articles, mémoires politiques- étaient remaniés pour se conformer à la vérité officielle.

Dans notre expérience récente, il s’agissait, par le confinement, de protéger les êtres humains de la maladie et de la mort. En revanche, la Roumanie de 1989 se débat contre une sorte de maladie auto-immune, ces terribles pathologies qui retournent les défenses du corps contre lui-même et détruisent, peu à peu, les différentes fonctions de l’organisme avec, pour horizon, la paralysie et la mort. A Bucarest, les cent derniers jours avant la chute des Ceaucescu, le pouvoir, devenu fou, accumule les destructions jusqu’à la catastrophe finale.

 

Un ballet grinçant où s’agitent des marionnettes

Epidémie. Le mot, qui scande le roman, est le symbole du mal qui dévore la Roumanie : démesure, misère, corruption y sont à l’oeuvrre. Le mot épidémie peint sur les façades en lettres, rouges « traçant un long tiret sanglant. » exprime la révolte d’un peuple muselé. « Le mot était inscrit dans les yeux de ces maigres sauvages qui rôdaient autour du marché, où les produits étaient si rares que la plupart des vendeurs avaient déjà tout remballé à huit heures du matin ».

Bucarest voit tous ses trésors historiques et architecturaux disparaître au fil de démolitions insensées qui s’étendent au rythme de plus en plus trépidant d’une contagion gagnant de proche en proche. La destruction des églises et des monastères riches d’œuvres inestimables laisse la place à de modernes constructions, titanesques, à peine terminées et déjà commençant déjà à se dégrader. Les vieilles rues pittoresques jalonnées de palais et d’hôtels particuliers disparaissent au profit d’immenses avenues sans âme et sans beauté. La folie de destruction dépasse le cadre de la ville pour atteindre les villes et villages voisins qu’elle vide de leur population par des déplacements autoritaires.  « J’avais moins l’impression de vivre sous une dictature stalinienne que dans une incuritocratie véreuse : brutale et maladroite, parfois comique, souvent absurde. » écrit le narrateur devant cet affligeant spectacle.

 

Une société policière

La suspicion est généralisée, la surveillance permanente, la police partout présente. Les bureaux, les appartements, les taxis, sont sur écoute. Tous ceux qui occupent un poste dans la société roumaine appartiennent, ouvertement ou en secret, à la redoutable Securitate, ce qui ne les protège en rien des purges. Du jour au lendemain, ils peuvent, sans explication autre que le bon vouloir du prince, être demis de leur fonction. Le directeur d’université devient alors, lorsqu’il a de la chance, assistant bibliothécaire ou balayeur dans les locaux qu’il dirigeait.

Symbole de cette folie partout présente, le cortège présidentiel parcourt à tombeaux ouverts les rues dévastées de la capitale. Que s’annoncent des dignitaires étrangers et, pour prouver la normalité d’une société en pleine déliquescence, se met en place un ballet bien réglé : des cageots de vivre sont installés dans les vitrines le temps de leur passage avant d’être réintégrés dans les magasins diplomatiques ou les boutiques du parti. Quant aux manifestations officielles, elles sont le lieu d’un mensonge de même nature.  Les défilés soi-disant spontanés sont préparés, plusieurs jours par avance, par des répétitions et sont planifiés au millimètre près par la police.

Pour lutter contre cet état choses, chacun invente sa manière de résister : à côté de ceux qui profitent sans scrupules des avantages de cette société inégalitaire, l’un s’enrichit en trafiquant les œuvres d’art, leur assurant une vie après la démolition des lieux qui les abritaient, d’autres encore, et ce sont parfois les mêmes, organisent la fuite des dissidents et des informations vers l’étranger.

 

Appréhender l’Histoire de manière sensible

Fidèle à sa mission, la littérature nous permet d’appréhender, de manière sensible, ce qui étant de l’ordre de l’Histoire, construit notre présent. Lorsqu’en 1947, Albert camus évoqua La peste à Oran, on découvrit en filigrane sous l’image de l’épidémie celles de l’occupation et de la résistance contre le nazisme. Le roman se faisait, à travers la parabole de la peste, l’écho du vécu de l’auteur et de ses contemporains lors de la Seconde guerre mondiale : rationnements, limitation des déplacements, privation de liberté, solitude, défiance, peur.

De même, lorsqu’il choisit de dépeindre de manière allégorique dans sa pièce Rhinocéros la montée des totalitarismes, Eugène Ionesco éclaira, par une fable, ses contemporains à propos du comportement grégaire des foules, de leur conformisme et de l’indifférence de presque tous devant l’inacceptable.

La biographie de Patrick MacCarthy nous apprend que, comme ces écrivains, l’auteur a puisé dans son expérience pour construire son roman. La situation décrite dans son roman lui est familière puisqu’il a vécu en Roumanie dans les années 1980. Il reste que, parfois l’oeuvre dépasse les intentions de l’auteur. Si ce texte trouve un écho en nous après les premiers mois de l’année 2020, on ne peut pas penser que, par une sorte de pré-science, il ait été en mesure d’imaginer l’expérience d’un confinement planétaire tel que nous l’avons vécu. Jusqu’ici les êtres humains, même s’ils ont été appelés à connaitre au cours de l’histoire récente bien des situations traumatisantes, - guerres, exodes, déportations, émergence de divers autoritarismes, épidémies en un lieu ou l’autre de la planète- n’avaient jamais fait l’expérience d’une pandémie à l’échelle mondiale. Mais pour nous, lecteurs, à la lecture de ce roman le confinement du peuple roumain prend l’allure d’une métaphore de l’enfermement que la moitié de l’humanité a été appelée à vivre en cette période. Une fois encore, la littérature remplit ici l’une de ses fonctions essentielles : la fiction éclaire notre présent à la lumière du passé.