La douleur et la souffrance des poissons sont-elles suffisamment considérées en aquaculture et pêche ?
Publié par L'Ifremer en Méditerranée, le 9 avril 2024 460
Questions à Marie-Laure Bégout, chercheure en écologie comportementale des poissons, responsable de la station de Palavas-les-Flots et du laboratoire Service d'expérimentations aquacoles de l’Ifremer, à l’occasion de la publication récente de l’avis du Centre national de référence pour le bien-être animal (CNR BEA) relatif aux conditions d’abattage des poissons d’élevage.
Les poissons ressentent-ils la douleur ?
Oui, nous sommes une majorité de chercheurs du monde entier à considérer que les poissons ressentent la douleur, tout comme les céphalopodes (poulpes, calmars, seiches…) et les crustacés (crabes, crevettes, écrevisses, homards, langoustes). Ces animaux ont un système nerveux suffisamment développé pour ressentir la douleur et des émotions, notamment des émotions négatives comme la peur et l’anxiété qui peuvent conduire à des états de stress. En 2009, des travaux menés par l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA) ont permis de dresser un premier état des lieux des connaissances sur le concept de douleur chez les poissons. Enrichis d’études réalisées plus récemment, ces travaux démontrent, par des preuves neuro-anatomiques, physiologiques et comportementales, que les poissons ressentent la douleur. Il n’en reste pas moins que certains auteurs questionnent ces preuves et ont d’ailleurs récemment publié un article listant « les raisons d’être sceptiques quant à la souffrance et la douleur chez les poissons et les invertébrés aquatiques ». Ces travaux de l’EFSA de 2009 sont encore aujourd’hui le point d’ancrage des recommandations européennes en termes d’élevage et d’abattage des animaux marins. Cependant, dans le cadre du programme « Farm to Fork » (De la ferme à la table), l’Union européenne a récemment sollicité l’EFSA pour mettre à jour la partie « bien-être » en élevage au regard de l’évolution des connaissances ces 13 dernières années sur plusieurs espèces : les saumons, les truites, d’autres espèces d’eau douce et les poissons marins. Il faudra cependant attendre 2029 au mieux pour que la réglementation européenne intègre ce nouvel état de l’art. C’est le temps que prennent les évolutions des réglementations. Il serait aussi important que ces mises à jour ne traitent pas uniquement de la question de l’élevage mais aussi des règles de « protection » des poissons lors de l’abattage.
Les poissons ont-ils le même statut juridique que les mammifères et les oiseaux ?
Oui, au niveau de l'Union européenne, et en droit français, les poissons au même titre que les autres animaux sont reconnus comme des êtres sensibles et les États membres doivent tenir pleinement compte de leur bien-être dans leur politique. La directive européenne de protection des animaux dans les élevages s’applique aussi aux poissons, et stipule que « les États membres prennent des dispositions pour veiller à ce que les propriétaires ou les détenteurs prennent toutes les mesures raisonnables pour assurer le bien-être des animaux dont ils ont la garde et pour s'assurer que ces animaux ne subissent aucune douleur, souffrance ou blessure inutile ». De fait, cette obligation ne concerne que les pisciculteurs (« propriétaires et détenteurs » des poissons) et non les pêcheurs considérés comme des « cueilleurs ».
Les méthodes d’abattage des poissons sont-elles adaptées ?
Quelle que soit la méthode, l’abattage n’est jamais « doux ». On parle plutôt de méthodes « protectrices », qui infligent le moins de douleur et le moins longtemps possible. Le règlement européen exige que « toute douleur, détresse ou souffrance évitable est épargnée aux animaux lors de la mise à mort et des opérations annexes » (Règlement CE n° 1099/2009 du Conseil relatif à la protection des animaux au moment de l'abattage). Ce qui implique d’étourdir les poissons avant de les tuer, une méthode protectrice que l’on applique en France aux mammifères et oiseaux, mais peu souvent aux poissons, et encore moins aux poissons marins. La plupart des pisciculteurs de poissons marins européens abattent en effet les poissons destinés à la consommation dans un mélange d’eau et de glace. Si le froid tétanise les poissons – et permet de bien conserver leur chair à 2°C comme le recommandent les normes sanitaires - il a été démontré par des électro-encéphalogrammes que leur cerveau reste actif et qu’ils restent conscients avant leur mort. Ressentent-ils de la douleur (morsure du froid sur la peau, empilement…) et cela leur cause-t-il de la souffrance ? Les connaissances scientifiques issues de nombreuses disciplines (physiologie, neurologie, éthologie…) convergent vers une réponse affirmative. La difficulté est que mesurer l’intensité de la douleur et de la souffrance chez ces espèces reste difficile. Il faudrait par exemple explorer par neuro-imagerie (IRM) l’activité de certaines régions de leur cerveau dans différentes conditions d’abattage pour être capable de la déterminer.
Rendre obligatoire l’étourdissement en France exigerait des investissements et une révision de l’organisation du travail des entreprises, mais d’autres pays l’ont déjà fait. En Norvège, les éleveurs de saumons étourdissent électriquement (électronarcose) avant de pratiquer une saignée. Côté pêche, certaines grandes industries sont sollicitées par leur clientèle, de plus en plus vigilante quant au bien-être des animaux, pour savoir comment les poissons sont mis à mort à bord des navires et des réflexions s’engagent autour des pratiques de pêche. Cette pression des consommateurs incite certains groupes industriels, par exemple aux Pays-Bas, à tester des machines d’électronarcose à bord des navires.
Et du côté de la science, comment veillez-vous au bien-être des animaux utilisés à des fins expérimentales ?
A l’Ifremer, nous respectons les règles édictées par la Directive Européenne 2010/63/UE relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques, par sa transposition en droit français et par la charte nationale sur l’éthique de l’expérimentation animale. La « règle des 3 R » est systématiquement appliquée : Remplacer (Est-ce que je peux le faire avec d’autres animaux non protégés par la directive ou par d’autres approches n’utilisant pas d’animaux ?), Réduire (le nombre d’animaux utilisés) et Raffiner (anesthésier, délivrer des antidouleurs, choisir une méthode de mise à mort protectrice). L’Ifremer a également signé en 2021 la charte de transparence sur l’expérimentation animale réaffirmant ainsi sa volonté d’exemplarité et d’éthique en matière d’utilisation d’animaux. Les scientifiques sont également formés pour conduire les recherches dans le souci du bien-être des animaux et réaliser des prélèvements éthiquement acceptables lors des campagnes en mer. Nous travaillons à la rédaction d’un guide interne de « bonnes pratiques » qui sera accessible à l’été 2024 à l’usage de tous les personnels de l’Ifremer concernés par le recours aux animaux à des fins scientifiques, qui inclura des réflexions et propositions pour améliorer nos pratiques au-delà de la réglementation actuelle. Une étude récente co-portée par l’Ifremer a récemment montré qu’il est possible d’effectuer des biopsies de muscles sur des poissons sans altérer leurs performances métaboliques et physiques (de nage). Ces échantillonnages non-létaux permettraient non seulement de réduire le nombre d’individus utilisés en expérimentation pour évaluer, par exemple, leurs changements physiologiques au cours du temps, mais aussi d’éviter le sacrifice d’animaux sauvages qui pourraient être relâchés suite à la biopsie. De nouvelles techniques sont également explorées (acoustique, imagerie, ADN environnemental…) pour minimiser le nombre de traits de chaluts réalisés lors des campagnes d’évaluation des populations de poissons. Les travaux de l’Ifremer, en particulier le développement d’engins sélectifs, permettent aussi d’accompagner les professionnels dans cette voie d’un moindre impact des activités de pêche sur les écosystèmes et les espèces qu’ils abritent.