L'I.A. au services des inventions. 3e partie : le processus de l'invention

Publié par PLISKINE ROBERT, le 31 mars 2024   360

L'I.A. au services des inventions. 3e partie : le processus de l'invention

Pour en revenir au titre et au sujet de cet exposé, prenons comme exemple et illustration la création d'une nouvelle technologie : la pesée de précision à grande vitesse en milieu perturbé, et voyons si l'I.A. aurait permis de trouver une solution et non seulement l'accélérer.

Commençons par une blague qui explique ma démarche.

Un homme se rend chez son médecin :
“Docteur, je voudrais savoir si je peux vivre jusqu'à 100 ans.”

“Cela dépend de votre façon de vivre. Prenez-vous des risques en voyageant ?”

“Jamais, je ne bouge pas de chez moi, sauf parfois pour faire les courses.”

“Donc pas de cinéma, de théâtre, de concert, de restaurant ?”

“Non, jamais.”

“Vous regardez les informations à la télé ?”

“Non, c'est trop perturbant.”

“Et des films ?”

“Non, ils finissent trop tard le soir.”

“Vous vous couchez tôt ?”

“A 9 heures tous les soirs.”

“Et le sexe ?”

“Je suis marié depuis 40 ans, alors...”

Le médecin réfléchit et dit :

"Pourquoi voulez-vous vivre jusqu'à 100 ans ?" 

Si on y réfléchit (et j'ai beaucoup réfléchi) quand on fait quelque chose, il faut d'abord se demander pourquoi on le fait. Dans la démarche intellectuelle d'un créateur, ou d'un ingénieur en face d'un problème, il faut se demander : "Quel est le but ? Quelle est la nature du problème et pourquoi existe-t-il ?". Très souvent on constate que le problème n'avait pas de solution parce qu'on n'avait pas cherché (et a fortiori trouvé) pourquoi ce problème se posait.

A la base de toute avancée technologique et/ou scientifique, il y a la mesure. L'ensemble des outils (appareils, théories, mathématiques...) qui permettent de mesurer constituent une science : la métrologie.

L'appareil de base le plus universel pour faire des mesures est la balance, qui mesure des quantités. Que ce soit la balance de l'épicier ou du cuisinier, celle du chimiste, le pèse-personne / pèse-bébé, celle du comptoir d'embarquement en avion, ou le spectrographe de masse, tous ces appareils permettent de connaître les quantités, masses, quantités de matière, masses atomiques... Une fois connues les quantités, avec une précision plus ou moins grande et dans des conditions variées, on peut réfléchir sur les résultats, bâtir une théorie explicative ou prendre des décisions.

C'est pourquoi dans pratiquement toutes les normes on trouve une mesure de masse.

Pour des pesées de précision, on utilise la Balance de Laboratoire qui permet de mesurer des milligrammes, voire des microgrammes (millièmes de milligramme). Après l'époque des balances où on manipulait des “poids” (nom officiel "masses marquées") est venue la balance électornique à lecture directe, inventée dans les années 1960 par deux anglais : Tony Roberts pour l'électronique et John Monk pour la mécanique. John Monk a été mon premier employeur en 1967, puis mon ami, mon collègue et pour finir mon "père choisi".

Connaissant mon esprit imaginatif, mon intérêt pour les mesures et la diversité de ma culture scientifique, il m'a posé un problème que personne n'arrivait à résoudre : celui de la pesée de précision à grande vitesse qui lui avait été posé par l'Industrie Pharmaceutique. Quel est ce problème ?

L'unité de production pharmaceutique est le comprimé, ou la gélule, ou la pilule, ou la dose injectable. Cette unité, par exemple le comprimé d'aspirine de 500 mg, est à la fois une dose de principe actif ("médicament") et une denrée commerciale. En résumé, si j'achète un comprimé d'aspirine de 500 mg il faut qu'il contienne bien 500 mg pour être soigné, et 500 mg car j'ai payé pour 500 mg. S'il y en a plus, le fabricant perd de l'argent et le patient risque une surdose, s'il y en a moins le patient est mal soigné et en plus volé sur la quantité achetée. La masse de chaque comprimé (appelée à tort "poids") est donc un facteur de qualité critique, d'où l'importance de la balance.

Mais il est impossible de peser tous les comprimés pour plusieurs raisons :

1°) Pour des raisons de sécurité pharmaceutique (hygiène et crainte de la "contamination croisée") un comprimé sorti du box de la machine qui le fabrique ne peut pas être commercialisé et doit être détruit. Contrôler le poids de tous les comprimés pour les détruire ensuite reviendrait à vérifier si les allumettes d'une boîte sont toutes bonnes en les allumant l'une après l'autre. Qui plus est, pour détruire à coup sûr la molécule active d'un comprimé il faut le brûler à une température supérieure à 1500 °C, ce qui ne peut pas se faire avec des fours normaux.

2°) Les machines de production ont des cadences de production très élevées, comme celle qui produit en Occitanie un comprimé effervescent de 3 g au rythme de 300 000 à l'heure jusqu'à la plus rapide que j'aie vu, une Korsch à Berlin, qui produisait 1,1 millions de comprimés à l'heure, soit environ 300 par seconde. Une telle vitesse interdirait de tout peser.

La solution industrielle normalisée est celle du "contrôle statistique" : on prélève 20 comprimés toutes les heures, on les pèse avec précision au 1/10 mg, et on fait du calcul de probabilités pour savoir si la production est bonne ou non. Si elle n'est pas bonne, il faut refabriquer tout le lot (soit environ 1 million de comprimés) car cette méthode ne permet pas de savoir quels étaient les comprimés ratés. En outre, cette méthode qui était valable aux débuts de l'industrie pharmaceutique où les machines produisaient quelques centaines de comprimés à l'heure n'a plus aucun sens avec les machines actuelles. L'échantillon n'est plus représentatif.

Qui plus est, un produit pharmaceutique est toxique par nature puisqu'il modifie le métabolisme. La protection des opérateurs qui les pèsent est un vrai problème. Une anecdote : mon jeune collègue, qui avait ouvert la porte d'un box de production de barbiturique (somnifère très puissant) où la poussière de médicament voltige, sans mettre son masque anti-poussières et en avait respiré un peu, s'est endormi dans la voiture en rentrant, est rentré chez lui sans pouvoir retravailler et a dormi plus de 12 heures pour digérer ce qu'il avait absorbé.

La solution recherchée était donc un dispositif de pesée automatique (pas d'opérateur) très rapide pour peser si possible 100 % de la production, sinon pour que l'échantillon soit représentatif, précis au 1/10 mg près, et pouvant être installé dans le box de la machine (qui vibre autant qu'un marteau-piqueur) pour ne pas avoir à détruire les objets pesés. En pratique : peser au moins 5 comprimés par seconde, au 1/10 mg, en posant la balance à côté d'un marteau-piqueur.

Ces 3 dernières contraintes sont incompatibles entre elles :

- On sait peser avec une précision de 1/10 mg et même mieux, mais au calme et en plusieurs secondes.
- On sait peser au 1/10 mg en milieu perturbé par des méthodes d'intégration (comme les utilisent les pèse-personnes) mais il faut au moins 20 secondes.
- On sait peser rapidement en milieu perturbé mais la précision est médiocre.

Donc pas de solution. C'est ce qu'avaient démontré avec rigueur tous les fabricants de balances et les experts du Ministère de l'Industrie. C'est impossible.

Donc hors de question de perdre son temps et de l'argent pour une recherche qui n'a aucune chance d'aboutir, et donc pas de subvention publique.

Mais, tant par amitié pour John Monk que par mon tempérament anarchiste qui me fait rejeter les diktats officiels, le mot "impossible" a tendance à déclencher mon processus créatif. J'ai commencé à réfléchir à pourquoi c'était impossible : et si le problème n'avait pas de solution parce qu'il était mal posé ?

Comme pour la blague, "Pourquoi voulez-vous peser dans ces conditions ?" ou pour la discussion dans les années 1880 entre les aérostiers (partisans des ballons, plus légers que l'air) et les "avionneurs" (partisans du vol d'un plus lourd que l'air).

Les aérostiers "Il est impossible de maintenir en l'air quelque chose de plus lourd que l'air. Prenez n'importe quel objet lourd, lâchez le, il tombe".

Les avionneurs : "Mais les oiseaux sont plus lourds que l'air et pourtant ils volent ! La raison ? Ils ne savent pas que c'est impossible, alors ils le font."

C'est là qu'une I.A. m'aurait permis de gagner du temps, en collationnant et en triant toutes les informations sur tous les sujets concernant la pesée, y compris tous les brevets et les applications du laboratoire à l'industrie, mais ne m'aurait pas permis de trouver la solution car elle n'était pas dans la pesée elle-même, et une I.A. n'a pas la possibilité de s'exercer sur un domaine autre que celui sur lequel elle a été programmée. En outre, à l’époque l’I.A. n’existait pas en dehors des centres de recherche.

Pendant plusieurs semaines, alors que j'avais un autre emploi, j'ai réfléchi à cette question : "Qu'y a-t-il dans l'énoncé du problème qui empêche les professionnels de trouver une solution ?" et j'ai trouvé deux raisons :
- Les professionnels ont leur mentalité bloquée par leur métier et leurs études. Leur processus imaginatif est entravé par toute idée qu'ils considéreraient comme hérétique.
- De même que les aérostiers et les avionneurs avaient raison tous les deux parce qu'ils n'utilisaient pas le même phénomène (poussée d'Archimède à l'arrêt pour les uns, dynamique des fluides en mouvement pour les autres), ce n'est pas dans la balance elle-même qu'il faut chercher la solution, mais dans ses conditions d'utilisation.

Pourquoi faut-il peser aussi vite ? Parce qu'on produit avec des machines automatiques très rapides. Eurêka ! la solution est dans le mot automatique.

Une machine automatique est très perturbante, mais toujours de la même façon. Quel est l'appareil qui permet de résoudre un problème très vite mais toujours le même ? L'ordinateur.

Si les constructeurs de balances sont des gens excellents en mécanique (John Monk en plus était électronicien) ils ont un esprit "analogique" et l'ordinateur est une machine "numérique", contraire à leur mode de fonctionnement cérébral. Ils l'utilisent donc très mal. Pour eux, l'organe essentiel est la balance, qui doit être aussi précise que possible, et l'ordinateur ne sert que pour stocker les résultats et les traiter (statistiques, éditions). Pour un informaticien comme moi, l'ordinateur est une machine à part, capable de faire très vite des opérations complexes, et il doit être le centre du dispositif.

Revenons-en au concept : pièce maîtresse, l'ordinateur. Pour mesurer les poids, un capteur de force (dynamomètre) très rapide, sensible et précis. Objection : les pesées seront fausses à cause de l'environnement.

Question hérétique de ma part : "Que cherchons-nous ? Avoir des balances justes ou des résultats justes ?" . Cela peut sembler une question idiote, mais la solution est là : il faut accepter d'avoir des balances fausses, car elles sont toujours fausses de la même façon, au même moment. Il suffit d'enseigner à l'ordinateur pourquoi elles sont fausses, et comment corriger le résultat, pour que ce dernier soit juste. C'était contraire à toutes les normes et théories de la métrologie. Du moins dans son concept.

Quand j'ai proposé aux "experts" cette approche qui montrait qu'ils se trompaient, ils m'ont répondu "Ça ne tient pas debout ! C'est impossible ! Puisque vous êtes si malin, faites-le" . Et comme je n'étais pas un expert et que je ne savais pas que c'était impossible, je l'ai fait.

En fait, entre le concept et le système qui fonctionne comme celui qui a été vendu à l'industrie pharmaceutique et aux militaires, puis expertisé par Thomson-Csf à Toulouse, il a fallu franchir nombre d'obstacles.

Quatre problèmes principaux :
- L'ordinateur.
A cette époque le micro-ordinateur le plus pratique était l'Apple II, très cher (1 Mégaoctet de mémoire - pas 1 Giga, 1000 fois moins !- coûtait 10 000 F soit l'équivalent de 1500 €). Et incomparablement plus lent (environ 2800 fois) que les micros actuels.
- La balance.
Je ne pouvais disposer que de modèles commerciaux, totalement inadaptés sauf la microbalance de John Monk, et encore à condition de la re-concevoir pour l'informatiser.
- Le budget.
Aucun financement possible pour une activité que tous les experts avaient déclaré sans fondement logique.
- L'utilisation.
J'ignorais presque complètement comment fonctionne l'industrie pharmaceutique.

Et il fallait résoudre tous ces problèmes en même temps, en plus de mon travail dans l'informatique scientifique qui nourrissait (très bien) ma famille. Mais 70 heures de travail par semaine ne m'ont jamais effrayé.

Pour m'en sortir, j'ai demandé de l'aide à deux personnes :
- John Monk, qui croyait en moi comme moi je croyais en lui, pour la technologie des capteurs,
- l'Industrie Pharmaceutique puisque c'était elle qui avait demandé une solution.

Pour l'informatique, je me sentais capable d'écrire tous les algorithmes nécessaires à partir de conseils de divers fournisseurs. C'est donc ce que j'ai fait.

Pour l'industrie pharmaceutique il fallait d'abord apprendre son métier pour comprendre comment elle fonctionne et ne proposer que des solutions adaptées. Cela m'a pris 2 ans, entre les visites chez des clients qui s'étaient déclarés intéressés par mon système, l'étude des réglementations (et Internet n'existait pas à l'époque, il fallait piocher dans les documents officiels) et les visites chez CIBA-GEIGY à Lyon, dont le Directeur Industriel m'avait "à la bonne" et tenait absolument à tout m'expliquer. J'ai eu l'explication deux ans plus tard : il avait un cancer qui se généralisait, il croyait dans mon procédé et voulait que j'aie toutes les connaissances nécessaires pour le finaliser, même après sa mort.

C’est là qu’on voit qu’à l’origine de toute invention il y a un besoin parfaitement défini.

En 2 ans j'ai tout appris de l'industrie pharmaceutique, depuis la conception de nouvelles molécules (ma formation de chimiste m'a bien aidé) jusqu'à la vente en officine, en passant par le développement galénique (comment introduire le principe actif dans la poudre qui fera comprimés ou gélules ou autres), les tests in vitro, in vivo sur l'animal, sur l'Homme, production des comprimés et des gélules (par exemple, comment fabrique-t-on la gélule en gélatine, comment sépare-t-on les deux parties, comment s'assure-t-on que c'est bien dans le fond et non dans le capuchon qu'on verse la poudre, comment identifie-t-on la gélule de tel médicament), quelles sont les procédures du contrôle qualité (contenu, analyse chimique, poids, aspect), comment fabrique-t-on les emballages, les blisters, comment rédige-t-on une notice, comment on ouvre les boîtes vides pour y placer les blisters et la notice, quelles sont les procédures de sécurité (produits toxiques, agressifs, voire explosifs comme le sucre en poudre fine), comment fonctionnent les répartiteurs, quelles sont les lois sur la publicité (et comment on les contourne...) etc...

A chaque fois que je trouvais une solution à un problème, je devais la tester sur son principe auprès de pharmaciens pour en vérifier l'adaptabilité à leurs procédures, et corriger au besoin. Ensuite la mettre en œuvre pour voir si elle fonctionnait et l'améliorer au besoin. Sans compter l'adaptation mécanique entre la machine de production et "ma" balance automatique, puisque tout devait se passer dans le box de production, fermé et étanche, sans aucune intervention humaine. Là j'ai eu besoin d'un électronicien et d'une informaticienne pour la réalisation et les tests. Si l’esprit seul est capable de créer des concepts et des solutions, il faut créer des « objets » les mettant en œuvre pour vérifier s’ils fonctionnent réellement.

Et enfin, ça a marché. Les laboratoires SANOFI et SQUIBB m'en ont acheté une, des fournisseurs de l'armée française et de l'armée américaine aussi ; c'est ainsi que j'ai involontairement participé à la première guerre du Golfe, la charge de poudre des balles des canons des hélicoptères de combat français étant dosée à l'aide d'une de mes balances doseuses.

La suite pourrait être glorieuse car le Salon International des Inventions et des Nouvelles Technologies de Genève, en 1988, après avoir fait expertiser 3 fois par des Professeurs d'Université et des Industriels ma "Balance", m'a délivré une Médaille d'Or avec Félicitations du Jury (3 en tout pour le monde entier) et la CCI de Genève celle de "L'invention la plus utile pour l'Industrie".

Mais nous sommes en France et non aux USA ; au lieu de voir industriels et investisseurs se précipiter pour industrialiser le procédé, en faire un gros gâteau à se partager avec moi, tous les "experts" et les services officiels dont j'avais démontré l'incompétence se sont ligués contre moi pour m'empêcher d'exercer. Par exemple, comme les Balances constituent un domaine où la certification est obligatoire, un Ingénieur du Service des Instruments de Mesure a exigé de certifier les miennes (en fait des dynamomètres à asservissement dynamique) à l'aide des procédures concernant les Balances statiques. Comme si on voulait utiliser la mesure de dégagement du CO2 de bougies de paraffine sur des ampoules électriques. Évidemment, ça ne peut pas marcher. Fin de l'histoire.

Moralité : l'intelligence de certains services officiels n'est pas même artificielle.