Insecte à la loupe : pourquoi les étudier
Publié par Frédérique Sueur, le 16 juillet 2024 380
Ils sont partout : dans les airs, sous terre, sous l’eau, et même dans nos maisons. Tantôt fascinants, tantôt repoussants, les insectes laissent rarement indifférents. Avec plus d’un million d’espèces décrites à ce jour et de nombreuses nouvelles espèces découvertes chaque année, ils représentent une part colossale de la biodiversité animale de notre planète.
Sur cette grande variété d’espèces d’insectes, seule une poignée font l’objet d’études approfondies, et pour des raisons différentes. Il peut s’agir d’étudier un insecte en tant que modèle de recherche, pour mieux comprendre la biologie humaine. C’est ainsi que la drosophile est devenue une star des laboratoires de recherche, en raison de son court cycle de vie, de son coût minime d’élevage, de sa petite taille et de son génome entièrement décodé qui facilite les manipulations génétiques. Les insectes sont aussi étudiés à des fins de santé publique, comme c’est le cas du moustique. En tant que vecteur d’agents pathogènes, celui-ci connait une popularité grandissante auprès des équipes d’épidémiologie et de virologie, comme le montre l’augmentation du nombre de publications qui lui sont consacrées chaque année : PubMed, moteur de recherche dédié aux articles scientifiques en biologie et médecine, a recensé 780 publications pour les mots clés « mosquito, virus » en 2013, contre 1 225 en 2023.
Les insectes sont aussi étudiés pour répondre à un objectif tout aussi noble : satisfaire notre curiosité pour le monde animal. Depuis plusieurs siècles, des entomologistes, amateurs passionnés ou chercheurs aguerris, observent le comportement des insectes, et ont permis d’accumuler des preuves de l’existence de formes de cognition chez ceux-là. C’est notamment le cas des abeilles, qui sont devenues un modèle de choix pour explorer les capacités cognitives des insectes.
Mathieu Lihoreau, chercheur au Centre de Biologie Intégrative de Toulouse, et son équipe se penchent justement sur ces questions. Il revient sur l’évolution de ce champ de recherche : « Il y a 150 ans, les chercheurs essayaient de comprendre les capacités sensorielles des abeilles : ce qu’elles voyaient, ce qu’elles entendaient, est-ce qu’elles pouvaient toucher, est-ce qu’elles ressentaient les champs électromagnétiques… Depuis, la recherche s’est construite sur ces connaissances et on arrive à un niveau de sophistication beaucoup plus évolué aujourd’hui. On se pose la question de la conscience, des émotions et de la douleur chez les insectes. »
🔬 Mais comment vérifier si des insectes, qui ne parlent pas et dont on ne peut décrypter l’expression faciale, sont conscients ou ressentent des émotions ?
Face à ce défi, les chercheurs adaptent des tests utilisés chez les grands singes, comme le test du biais de jugement. Celui-ci consiste à apprendre à un animal à se comporter d’une certaine façon devant un stimulus A, et d’une autre devant un stimulus B. L’animal est ensuite exposé à une situation d’ambigüité, où on lui montre un stimulus pouvant être interprété comme A ou B, puis on observe sa réaction. Le chercheur explicite le déroulement de ce test chez l’abeille, en s’appuyant sur un exemple concret : « On apprend à une abeille que la couleur jaune est associée à une récompense, comme de l’eau sucrée, et que la couleur bleu est associé à une punition, comme de la quinine, une substance amère qu’elle n’aime pas du tout. On lui présente ensuite un élément de couleur verte (mélange du jaune et du bleu), et on mesure combien de temps elle met à y aller. Certaines abeilles interprètent le vert comme du jaune, et y vont rapidement, et d’autres comme du bleu et l’évitent. Cela dépend essentiellement de leur état avant le test : par exemple, si on leur a donné une petite goutte sucrée avant le test, elles considéreront certainement le vert comme proche du jaune et s’en approcheront rapidement. Au contraire, si on les a légèrement pincées avant de les exposer à la situation d’ambiguïté, elles interpréteront le vert comme proche du bleu, et chercheront donc à l’éviter. Plusieurs choses comme ça ressortent de ce test chez les abeilles, qu’on interpréterait comme des émotions chez les grands singes. »
A partir de ce type de dispositif expérimental et en en développant de nouveaux, les chercheurs continuent de préciser au fil des années la mesure dans laquelle les insectes ont des capacités cognitives, et comment elles se manifestent. Chez les insectes sociaux, la capacité à communiquer fait aussi l’objet de nombreuses recherches, car est au cœur de la coordination des activités des colonies et de leur survie. Elle est particulièrement bien décrite chez les abeilles, qui communiquent notamment à l’aide de danses. Par ce comportement, une butineuse peut indiquer à ses congénères l’emplacement de nouvelles sources de nourriture (pollen, nectar), d’eau, de sève, ou même de sites potentiels pour une nouvelle ruche. L’abeille danseuse porte sur elle le fruit de son butinage, permettant aux autres d’identifier la nature de la ressource signalée.
Quand une butineuse a la chance de trouver un spot de pollen bien alléchant, elle remplit d’abord sa corbeille à pollen avant de revenir partager sa trouvaille avec le reste de la ruche. N’ayant ni carte ni GPS, elle effectue une danse pour décrire l’emplacement d’intérêt à ses congénères. Si elle se déplace en rond, alors la source de pollen n’est pas très éloignée de la ruche. Plus précise, la danse en 8, dite frétillante, fournit des indications sur la distance, la direction et la richesse de la source de pollen : l’angle formé par le milieu du 8 et la verticale correspond à celui entre la direction du soleil et la direction du spot ; la durée du frétillement de chaque ligne droite au milieu du 8 donne une indication sur la distance entre la ruche et le spot ; et plus l’abeille effectue de 8, plus le spot sera digne d’intérêt.
La traduction de ce vocabulaire chorégraphique est attribué à Karl Von Frisch, éthologue autrichien du XXème siècle. Mais le dictionnaire des abeilles pourrait s’avérer bien plus riche que ce que nous en comprenons ! C’est en tout cas l’hypothèse de recherche de Joanna Brebner, post-doctorante dans l’équipe de Mathieu Lihoreau, dont le travail consiste en quelque sorte à devenir bilingue Français – Abeille. Pour ce faire, ses collègues et elles profitent des beaux jours pour mener des expériences dans un champ situé au sud de Toulouse, sur lequel ils ont installé leur ruche expérimentale. Celle-ci est composée de deux cadres cirés recto-verso, et est fermée par des vitres de plexiglas, pour que les scientifiques puissent voir les abeilles à travers. La ruche est installée à l’intérieur d’une cabane, et un petit tube la relie directement vers l’extérieur pour que les butineuses puissent assurer leur labeur quotidien de récolte de pollen.
Joanna et son équipe ont mis au point un protocole expérimental ingénieux. Ils commencent par installer dans le champ deux points contenant de l’eau sucrée, dont les abeilles raffolent, très proches l’un de l’autre. Au fil du temps, ils éloignent progressivement ces deux sources d’eau sucrée l’une de l’autre, le long d’arcs de cercle concentriques autour de la ruche.
L’objectif est d’observer si, entre ces différentes positions, il y aura un changement dans la danse que les butineuses effectueront lors de leur retour à la ruche. Deviendra-t-elle plus complexe ? Les abeilles indiqueront-elles la présence de deux spots de nourriture au fur et à mesure que les deux sources d’eau sucrée s’éloignent, et si oui à partir de quelle distance ? En filmant les danses, Joanna espère identifier de nouveaux éléments de vocabulaire jusqu’alors non traduits par les scientifiques. Elle s’intéresse à d’éventuels changements, dans l’angle de la danse ou le nombre de 8 par exemple, qui pourraient transmettre des informations plus subtiles. L’analyse de ces variations est loin d’être une tâche facile, et nécessitera la mise en relation des nombreuses danses filmées avec les différentes positions des sources d’eau sucrée. Un travail de longue haleine, qui attend l’équipe de recherche dès la fin de la saison d’expérimentation sur terrain ! Grâce à cette étude, les chercheurs espèrent enrichir notre compréhension du langage des abeilles, ou en identifier certaines limites selon les résultats qu’ils obtiendront.
🔎 Pour en savoir plus sur les travaux de l’équipe de Mathieu Lihoreau, c’est par ici, et pour d'autres articles de vulgarisation scientifique, n'hésitez par à venir par là !