Géologie et civilisations : l'anti-déterminisme titanesque de Xenoblade Chronicles 2
Publié par Gaétan Link, le 6 août 2024 380
Et si l'Humanité était réduite à vivre sur des titans et que la prospérité de chaque civilisation qui s'y développait était pré-destinée en fonction de l'environnement de chaque titan ? Qui peut l'emporter entre une centrale géothermique aride ou un paradis agraire humide ? Cette exploration de pensée est l'un des cœurs de la trame de fond de Xenoblade Chronicles 2.
Humanité et titans : la fragile symbiose
Xenoblade Chronicles 2 (Nintendo, Monolith Soft) est un jeu de rôle japonais (JRPG) sorti en 2017 qui expose l'histoire d'Alrest, un monde constitué d'une mer de nuages et centré sur l'Arbre-Monde, une structure s'étendant par-delà les cieux autour duquel vivent et naviguent des titans sur lesquels vivent différentes civilisations humaines. Loin d'être idyllique, ce monde est confronté à la mort progressive des titans sur lesquels repose la survie de l'humanité.
En conséquence, la réduction des espaces de vie disponibles entraîne de fortes tensions géopolitiques entre les différentes civilisations qui, au moment du jeu, sont principalement cristallisées entre les deux grandes puissances que sont le royaume d'Uraya et l'empire de Mor Ardain, dont les relations diplomatiques oscillent entre la tension diplomatique et la guerre ouverte. Outre leur rivalité, ces deux nations sont également fortement contrastées par les caractéristiques physiques de leurs environnements respectifs et leurs situations socio-économiques
Uraya : une civilisation agraire dans un estomac de gours
Le royaume d'Uraya est une société agraire aquatique d'inspiration médiévale fantastique. Elle vit à l'intérieur même de son titan, essentiellement dans son gigantesque estomac empli d'un gigantesque lac d'eau douce ceinturé par des successions de cascades et de gours au sein desquels poussent de majestueux saffroniers. Un environnement directement inspiré de celui que l'on peut trouver dans les cavités souterraines creusées par l'eau dans les roches comme le calcaire. L'abondante présence de l'eau favorise le développement de la riziculture, ce qui fait d'Uraya un monde aux allures de paradis agraire où gours naturels et gours artificiels se côtoient et se mélangent en un ensemble de terrasses.
Malgré cette abondance de ressources agricoles, la population d'Uraya souffre paradoxalement d'un manque d'accès à la nourriture et est soumise à des rationnements draconiens qui engendrent de fortes tensions dans la société, la caste dirigeante du royaume n'étant pas impactée par ces mesures. L'origine de ces mesures est l'économie de guerre que s'impose Uraya pour maintenir une armée capable de s'opposer à celle de son rival Mor Ardain. Une telle économie privilégie donc l'accès sans restrictions aux ressources à l'armée et aux coûteux mercenaires, au détriment du reste de la population.
Mor Ardain : une civilisation industrielle sur un géant géothermique
A l'inverse du royaume d'Uraya, l'empire de Mor Ardain se caractérise par une société industrielle et militariste au style inspiré par le courant steampunk. Ses habitants vivent dans un environnement saturé par la poussière de l'aride titan et les vapeurs des centrales géothermiques et des usines. En effet, Mor Ardain jouit de la funeste particularité métabolique de son titan : en fin de vie, ce dernier voit sa température corporelle augmenter, ce qui permet à l'empire d'avoir un accès quasi-illimité à une source d'énergie inépuisable tout en représentant une menace existentielle à moyen terme.
Cet avantage est contrebalancé par l'inconvénient que la grande aridité du climat de Mor Ardain empêche le développement de toute agriculture. En conséquence, l'empire importe une grande partie de ses ressources alimentaires grâce au commerce extérieur, sa florissante économie industrielle lui assurant de nombreuses liquidités, mais aussi grâce à l'exploitation d'une colonie de peuplement située sur un autre titan : Gormott. Ainsi, malgré le lourd tribut que représente l'entretien d'une puissante armée, la population ardainienne ne souffre que très marginalement des conséquences de la guerre contre Uraya.
Des titans de déterminisme géographique ?
Le contraste socio-économique entre Uraya et Mor Ardain semble aller de pair avec les grandes différences environnementales entre leurs titans. Mor Ardain bénéficiant de bien meilleures ressources énergétiques qu'Uraya, il lui est plus aisé d'entretenir une armée moderne et de maintenir une économie de guerre.
Ainsi formulée, cette observation semble se référer directement au déterminisme géographique tel qu'il fut théorisé au XIXe siècle. Cette ancienne théorie suggérait alors que le développement d'une société humaine était principalement influencé par son environnement géologique, topographique, climatique et biologique. Elle est cependant rejetée de nos jours en raison de l'impossibilité de qualifier et de quantifier rigoureusement l'ensemble des variables possibles, mais aussi du fait qu'elle relègue les facteurs humains au second plan (Dollfus, 1985).
Un problème humain
Pour comprendre l'écart entre les deux nations titanesques, il convient d'étudier des facteurs plus humains. Le jeu DLC préquel de Xenoblade 2, Torna the Golden Country, qui se déroule 500 ans avant les événements du jeu principal, montre que Mor Ardain est alors déjà une grande puissance sur la scène géopolitique d'Alrest. A contrario, Uraya n'est pas mentionnée, sous-entendant qu'elle n'est probablement qu'une puissance mineure à cette époque. Par ailleurs, divers éléments dans Xenoblade 2 montrent que Mor Ardain est une nation qui a une grande sphère d'influence sur le monde d'Alrest, que ce soit à travers ses entreprises de colonisation ou grâce à son dense réseau commercial international. A contrario, Uraya semble disposer d'un soutien extérieur moindre et doit davantage s'appuyer sur ses ressources propres, elles-mêmes limitées.
S'il est probable que la différence de poids historique entre les deux puissances soit un facteur qui conditionne leurs influences respectives (une grande puissance pluriséculaire opposée à une jeune puissance montante), il n'est pas à exclure qu'elle soit aussi influencée par les décisions stratégiques et politiques prises par leurs castes dirigeantes. Ce possible facteur est d'ailleurs illustré dans le jeu par un autre titan-nation, Tantal, un royaume glacé qui subit une pénurie permanente de tout type de bien. Si le climat polaire du titan ne permet évidemment pas le développement de la moindre agriculture, la pénurie est surtout due à la position strictement isolationniste du pays décidée par son souverain, ce qui empêche tout ravitaillement extérieur (hors contrebande).
Des titans-nations archétypaux
Xenoblade Chronicles 2 est un jeu dont l'un des cœurs de l'expérience est l'exploration du monde. En conséquence, ce dernier a été conçu en proposant un dépaysement permanent à travers un voyage au sein de multiples titans et nations avec leurs cultures, ethnies et environnements propres. Cet ensemble s'insère dans la trame du jeu : l'humanité contrainte de composer avec les ressources limitées d'un monde en voie d'extinction, avec pour fil directeur la guerre et ses conséquences sur les populations et les sociétés.
Pour illustrer cela avec clarté, le jeu fait subir une conséquence différente, qu'elle soit directe ou indirecte, positive ou négative, d'un conflit armé à chaque nation : le militarisme à Mor Ardain, le rationnement à Uraya, les camps de réfugiés à Indol, la prospérité insolente des guildes commerciales... Cette simplicité apparente est pourtant construite en opposition au déterminisme géographique avec un propos qui souligne que les facteurs humains sont bien plus impactants sur la prospérité et la cohésion d'une société que les facteurs environnementaux.
Xenoblade Chronicles 2 est un jeu aux multiples thématiques et grilles de lecture possibles. La saga est d'ailleurs davantage connue pour son traitement de thématiques telles que la philosophie, la théologie, la psychanalyse, le transhumanisme... Mais son world building permet d'aborder la question du déterminisme géographique et d'interroger sa pertinence comme grille de lecture du monde. Car si le déterminisme géographique peut paraître séduisant pour expliquer les liens entre environnement et l'histoire des sociétés humaines, il apparaît comme un piège simpliste qui efface les facteurs humains et sociétaux, pourtant essentiels pour aborder ces thématiques.
Bibliographie
Dollfus O. (1985). Brèves remarques sur le déterminisme et la géographie. L'Espace Géographique, 2, 116-120.
Pumain D., Bruneau M., Bataillon C., Pelletier P. & Berque A. (2011). Les controverses de L'Espace géographique. L’Espace géographique, 40, 76-93. https://doi.org/10.3917/eg.401.0076
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