En immersion chez les mandrills

Publié par Frédérique Sueur, le 11 février 2025   63

Si les mandrills ont été rendus célèbres par Le Roi Lion, ces singes au museau bleu et rouge sont en vérité de nature bien timide. Résidents des grandes forêts équatoriales d’Afrique, ils sont aussi à l’aise sur terre que dans la canopée. Une aubaine pour ces primates, qui ont ainsi tout le loisir de rester dissimulés en hauteur ! Cela a longtemps rendu difficile leur étude en milieu naturel, jusqu’en 2012 où le projet Mandrillus a vu le jour et a forgé l’opportunité unique d’étudier cette espèce dans la nature.

A l’époque, Marie Charpentier, chercheuse à l’Institut des Sciences de l’Évolution de Montpellier (ISEM), étudiait des mandrills en semi-captivité au Centre de Primatologie de Franceville au Gabon. Après plusieurs années, les individus y sont devenus trop nombreux, et certains ont été relâchés et se sont réensauvagés. De ces relâchers a émergé le projet Mandrillus, désormais codirigé par Marie Charpentier, Alice Baniel, également chercheuse à l’ISEM, et Barthelemy Ngoubangoye, directeur du Centre de Primatologie de Franceville au Gabon.

Et c’est dans le parc de la Lékédi, à une cinquantaine de kilomètres de Franceville, que les mandrills ont retrouvé la liberté. Les primates ayant été habitués aux humains, les scientifiques ont eu la chance inédite de pouvoir étudier leur vie sauvage sans être craints. Une douzaine d’années plus tard, c’est aujourd’hui 350 individus qui sont étudiés quotidiennement dans ce parc gabonais. Des infrastructures y sont accessibles par les scientifiques, qui vivent et étudient la population dans le parc. Un bâtiment fait aussi office de laboratoire, mis en place par le Projet Mandrillus en 2012, pour effectuer certaines analyses directement sur place. Des conditions royales pour un terrain de primatologie !

Au fil des années, les chercheurs ont accumulé des données sur le mode de vie des mandrills. Cette mine d’informations contient des clés essentielles pour répondre à des questions de recherche concernant l’organisation de leur société, leur microbiote, ou encore leur comportement. Une équipe d’assistants de terrain gabonais et internationaux suivent chaque jour la population de mandrills. Ils recensent ainsi la plupart des évènements importants, comme les naissances et décès, et parviennent à retrouver les singes chaque matin, une tâche ardue d’après Alice Baniel : « Quelques individus ont été équipés de colliers radios, qui nous permettent d’avoir une vague idée d’où ils sont dans la forêt. Mais même ainsi, il peut être compliqué de les retrouver, donc on essaie de maintenir un suivi quotidien, du lever au coucher, pour noter les arbres où ils passeront la nuit. On les retrouve généralement aux alentours le lendemain matin. ».

Pour ces mandrills, les humains font partie du paysage : ils ne sont donc pas une source de stress comme ils pourraient l’être pour d’autres individus. Il existe tout de même une règle d’or, à respecter à tout prix : « Sur les terrains de long terme en primatologie, ou même chez les mammifères en général, on habitue les individus à la présence humaine pour qu’ils ne fuient pas, mais on n'interagit pas avec eux. Si un individu s’approche de nous, voire essaie de nous toucher, on reste complètement neutre, on l’ignore, on ne le touche pas, et on ne l’interrompt pas dans son activité. » Ainsi, les scientifiques ne perturbent pas les mandrills, et le biais que la présence d’humains pourrait causer sur leur comportement est minimisé.

En plus de récolter des données comportementales, les chercheurs procèdent à divers prélèvements, en veillant à être le moins invasifs possible. Ils collectent les fèces sur le sol afin d’analyser les profils hormonaux et parasitaires. Ils mesurent par exemple le taux de cortisol dans les fèces qui, s’il est élevé, peut indiquer que l’animal est en situation de stress aigu ou chronique. Ils effectuent aussi des extractions d’ADN pour génotyper les mandrills à partir de la matière fécale ; en d’autres mots, pour déchiffrer les séquences de leurs gènes. Ils déduisent de ces génotypages les relations de parenté des mandrills. Ceci est nécessaire pour dessiner l’arbre généalogique de la population, car les mâles ne s’occupent pas ou très peu de leur progéniture. Les scientifiques effectuent également des coprologies, pour observer sous microscope les parasites gastro-intestinaux qui colonisent les mandrills. Enfin, une partie des selles ramassées sont transportés à Montpellier, où Alice analyse la composition du microbiote intestinal – l’écosystème de bactéries et de champignons microscopiques qui peuplent nos intestins.

De plus en plus en vogue dans la communauté scientifique, le microbiote apporte un nouvel éclairage à certains mystères qui subsistaient depuis longtemps en santé. Il semblerait que sa composition puisse être un indice du développement de certaines pathologies, ou même une piste pour traiter certains troubles, comme la dépression. Alice, elle, étudie le microbiote chez les mandrills pour répondre à une question bien précise : joue-t-il le rôle de maillon physiologique entre la capacité à former des liens sociaux (la socialité) et la capacité à survivre et se reproduire (la fitness) ?

Cette interrogation ne sort pas de nulle part ! Depuis de nombreuses années, les biologistes cherchent à comprendre pourquoi avoir une vie sociale bien développée permet, chez l’Humain, de vivre en meilleure santé et plus longtemps. En effet, il a été montré qu’avoir des amis est presque aussi bénéfique pour la santé qu’un train de vie sain. Cette constatation a été le point de départ de nombreux travaux, et Alice détaille cet engouement scientifique : « A partir de cette observation chez l’Humain, des chercheurs ont commencé à étudier des mammifères sociaux dans la nature et, quasiment partout où on a cherché cette relation entre socialité et fitness, on l’a trouvée. Le mécanisme le plus souvent invoqué est que les individus isolés socialement secrètent plus de cortisol, ce qui à long terme peut avoir des effets délétères sur la santé. »

Ce mécanisme a été bien démontré chez l’Humain et chez des souris de laboratoire. Cependant, le stress ne semble pas toujours expliquer ce lien entre socialité et bonne santé dans la nature. Alice et Marie ont alors proposé le microbiote comme potentiel chainon manquant entre socialité et fitness, au sein d’un article publié cet été [1]. Autrement dit, avoir des relations sociales permettrait peut-être de développer un meilleur microbiote, plus diversifié, grâce à l’échange de micro-organismes entre individus, et donc de vivre en meilleure santé. En continuant d’étudier le comportement social des mandrills et leur microbiote, elles espèrent, ces prochaines années, apporter des éléments de réponse pour confirmer ou infirmer cette hypothèse.

Le projet Mandrillus a essentiellement pour ambition de répondre à de telles questions fondamentales. Les mandrills sauvages n’ayant été que très peu étudiés, les dix premières années du projet ont consisté à décortiquer leur mode de vie en profondeur, pour comprendre leur structure et dynamique sociales, leurs comportements, leurs interactions. Alice essaie cependant de développer des thématiques liées à la conservation, par choix mais aussi face au changement de comportement des mandrills, qui étendent leur territoire et s’aventurent en-dehors du parc de la Lékédi. Ils ont d’ailleurs commencé à explorer les abords des villages voisins, et à dévaster occasionnellement les champs de manioc, dont ils raffolent. Ces épisodes ont été à l’origine de conflits avec les habitants des alentours, qui ont vite été apaisés : « Après les premiers ravages de culture, le parc de la Lékédi et le Projet Mandrillus ont mis en place un système de sentinelles humains, où les scientifiques avertissent certains représentants des villages quand les mandrills se dirigent vers les champs afin de les repousser en forêt. »

Au niveau local, les scientifiques s’engagent aussi régulièrement dans des programmes d’éducation environnementale, en partenariat avec des organisations locales, afin de parler de leur travail aux écoliers et de les sensibiliser sur l’importance de la biodiversité. De cette manière, le projet Mandrillus illustre la manière dont la recherche fondamentale peut s’articuler à des objectifs de conservation et de communication scientifique. En décryptant la vie sociale des mandrills, il ouvre de nouvelles perspectives sur l'évolution des comportements sociaux chez les primates. Alors que les mandrills étendent leur territoire, le projet fait face à de nouveaux défis, mais aussi à de nouvelles opportunités. L'avenir nous dira quelles découvertes émergeront encore de cette rencontre entre science, nature et communautés locales.

🔎 Pour en savoir plus sur le projet Mandrillus, c'est par ici, et pour d'autres articles de vulgarisation scientifique, c'est par  !

[1] A. Baniel et M. J. E. Charpentier, « The social microbiome: The missing mechanism mediating the sociality-fitness nexus? », iScience, vol. 27, no 5, p. 109806, mai 2024, doi: 10.1016/j.isci.2024.109806.

Source des photos : @monkeywhiteflash