Débat : Souriez, vous êtes surveillés !

Publié par Université de Montpellier UM, le 9 juin 2020   1.2k

Vidéo-conférence sur Zoom, l’application la plus téléchargée pour des réunions de travail durant le confinement. Shutterstock

Florence Rodhain, Université de Montpellier

En 2011, l’ancien président de la CNIL, Alex Türk, annonçait la fin du concept de vie privée pour 2020.

Sommes-nous arrivés à ce stade avec l’application « StopCovid » ? Le débat et vote prévus aujourd’hui à l’Assemblée nationale ont suscité l’ire d’environ cinq cents experts en sécurité informatique et militants des libertés civiles qui alertent quant aux dérives possibles d’une telle technologie.

Mais au-delà de l’usage de tels outils, c’est l’acceptabilité du contrôle généralisé de la population dont il est question. L’Histoire se souviendra-t-elle du Covid-19 comme du moment où les citoyens ont massivement renoncé à leurs droits civils pour raisons sanitaires ?

Deux leviers semblent être utilisés conjointement pour faire pression sur la population : la peur (Big Brother) et le divertissement (Big Mother), tant il est vrai que dans la théorie psychanalytique, le père ou le grand frère est celui qui fait respecter la Loi, tandis que la mère est celle qui soigne au sens large du terme (nourriture), mais c’est aussi celle qui distrait.

Vers la surveillance généralisée

La surveillance des données est déjà, d’une certaine façon, généralisée. Qui peut encore croire que nos conversations restent dans le domaine privé, quels que soient le support utilisé et les protections invoquées ?

Le confinement a vu un téléchargement massif d’applications de visio-conférences telles que Zoom et Houseparty. Téléchargée des millions de fois, Zoom fait désormais partie du top des applications les plus téléchargées dans le monde. Rien que sur la journée du 22 mars 2020, Zoom a été téléchargée plus de 600 000 fois. Au 25 mars 2020, en France ainsi que dans des dizaines d’autres pays, Zoom était l’application gratuite la plus téléchargée sur smartphone. Alors que Zoom comptait 10 millions d’utilisateurs en 2019, elle en comptait 200 millions en mars 2020.


Zoom est utilisée par de nombreuses universités françaises comme support pour les cours en ligne et pour les réunions. Or, le 26 mars 2020, on apprend que Zoom a envoyé à Facebook des données sur ses utilisateurs, sans leur consentement, même si ces derniers n’étaient pas usagers de Facebook. Par ailleurs, ni Zoom ni Houseparty ne chiffrent les conversations. Dans sa politique de confidentialité, Houseparty déclare être :

« libre d’utiliser le contenu de toutes les communications passées via ses services, dont toute idée, invention, concept ou techniques » même pour « développer, concevoir ou vendre des biens et des services ».

Suzanne Vergnolle, doctorante en droit spécialiste de la protection des données personnelles, précise :

« Si vous êtes une entreprise, par exemple, et que vous comptez échanger des informations secrètes, sachez que Houseparty et Zoom peuvent accéder à vos conversations. »

Par ailleurs, rappelons que ces technologies peuvent être aussi utilisées par la police, bien qu'en France, la mesure de surveillance par drones durant le confinement n'ait pas été finalement validée par le conseil d'Etat dans une décision rendue publique le 18 mai. Des villes françaises testent aujourd’hui la reconnaissance faciale pour des raisons sécuritaires, à l’exemple de la ville de Nice qui se situe à l’avant-garde de l’expérimentation.

Appliquer la « sousveillance »

Comment contraindre les populations à accepter de telles mesures, ou du moins, à ne pas les contester ? Il s’agit ici de susciter la soumission librement consentie.

On évoque alors plutôt que la surveillance, le principe de « sousveillance », où l’individu n’est même plus sur-veillé mais plutôt sous-veillé par ses traces numériques, de façon discrète, immatérielle et omniprésente. Dans 1984, publié en 1949, Orwell n’explique pas la façon dont Big Brother s’est emparé du pouvoir, il n’éclaire pas le processus d’émergence de cette société, mais la décrit dans les détails ; et à bien des égards, nous avons déjà dépassé certaines caractéristiques de surveillance de cette société.

Statue de George Orwell devant la maison de la BBC, Londres. Ben Sutherland/Wikimedia, CC BY-NC-ND

Ainsi, Orwell n’avait pas prédit le télécran portatif, la soumission librement consentie, mais avait déjà alerté sur l’idée de vidéo-surveillance (exercée dans son ouvrage par le télécran, similaire à nos écrans connectés contemporains). Il n’avait pas non plus prédit que chaque individu accepterait de se soumettre à une forme généralisée de surveillance par le biais d’un petit appareil portatif qui serait, en plus, payant.

Big Mother : divertir pour asservir

Ce qu’Orwell n’avait pas prédit, c’est l’aspect ludique attribué au fameux instrument de contrôle de la population. Si les outils numériques sont si largement acceptés, c’est bien par l’aspect ludique qui distrait et, par ce biais, endort son possesseur.

C’est là qu’il s’agit de mobiliser une autre dystopie tout aussi célèbre : Le Meilleur des mondes d’Huxley, et le fameux soma, qui supprime toute velléité de résistance. Les citoyens, dans ce roman, étaient fortement incités à utiliser le soma, qui leur était présenté officiellement comme un simple médicament, alors qu’en fait il s’agissait d’une drogue artificielle de synthèse, qui pouvait, à fortes doses, les plonger dans un sommeil paradisiaque.

Les outils numériques d’aujourd’hui semblent combiner le soma du Meilleur des mondes et le télécran de 1984.

Ainsi, actuellement, un adolescent entre 13 et 18 ans passe 6h40 par jour devant des écrans pour se distraire, en dehors de tout usage éducatif ou sérieux ; cela représente 100 jours dans une année ou encore l’équivalent de 2,5 années scolaires.

Plus de 4 étudiants sur 10 se sentent incapables de se passer de leur téléphone ne serait-ce qu’une seule journée.

L’objet numérique est devenu une extension de soi, une prothèse. Pour pouvoir continuer à utiliser ses fonctionnalités, pratiques mais aussi et surtout ludiques, l’individu est prêt à sacrifier un peu de liberté, comme si dans la balance bénéfices/risques, les bénéfices apportés par l’utilisation de l’outil numérique compensaient les risques d’intrusion dans la vie privée.

Doit-on réellement risquer ses libertés fondamentales pour jouer à Candy Crush ? Pexels, CC BY

Par ailleurs, les outils numériques représentent de véritables sources de distraction, d’éloignement du savoir et de difficultés scolaires en classe. Une étude inédite que nous avons menée pendant cinq ans auprès d’étudiants post-bac en France montre que les étudiants, avec l’iPad distribué gratuitement par les écoles d’enseignement supérieur, passent en moyenne, pendant 1h30 de cours, 61 minutes à se distraire (Facebook, jeux vidéo, vidéos distractives, etc.). Seul 20 % de leur usage de ces outils a un lien avec le cours.

Chaque like reçu libère immédiatement une dose de dopamine, on le voit clairement lorsque l’on observe les utilisateurs sous IRM ; cela correspond bien au fameux soma de Huxley…

Big Brother : Effrayer pour dompter

Le vocable de la guerre est invoqué par les puissances nationales pour lutter contre le Covid-19. Peut-on y voir là un hasard ? La guerre semblerait autoriser des comportements interdits en temps de paix.

Chaque temps de « guerre » serait un temps de risque pour les libertés individuelles : ce serait le temps des décisions sans concertation, celui des exceptions. Mais en matière de surveillance numérique, l’exception devient vite la règle. C’est ce qu’on constate depuis le 11 septembre 2001.

Dernier exemple en date en France : l’état d’urgence, mesure exceptionnelle et normalement de courte durée datant de 1955, instaurée pendant la présidence de François Hollande le soir des attentats du 13 novembre 2015, a été régulièrement prolongée jusqu’à ce que le Président Macron fasse passer cette loi d’exception en loi organique. Cette nouvelle loi contient plusieurs dispositions nouvelles de surveillance électronique, par exemple les personnes suspectées peuvent être obligées de fournir l’ensemble de leurs identifiants, mots de passe, etc.

À partir du 1er novembre 2017, la France est sortie officiellement de deux ans d’état d’urgence (un record historique) mais pour se retrouver sous la coupe de la loi antiterroriste. Celle-ci est dénoncée comme « liberticide » par ses opposants, et critiquée par des experts de l’ONU.

Le registre de la peur reçoit cependant l’assentissement de la population : 57 % des Français soutenaient le texte de loi, bien que 62 % d’entre eux estimaient que la loi aura « tendance à détériorer leurs libertés ».

Déjà, dans le Livre blanc sur la sécurité publique, le ministère de l’Intérieur de 2011 souligne la résistance probable de la population aux nouvelles technologies, pouvant être considérées comme intrusives. Ainsi, on peut lire à la page 180 :

« […] le recours aux nanotechnologies combiné notamment à la géolocalisation est susceptible d’induire des craintes quant à la protection des libertés individuelles ».

La publication rappelle ainsi que :

« […] l’importance du ressenti de la « menace » (qu’elle soit à des fins terroristes ou mercantiles) est à même de contribuer à une perception plus favorable de la société en matière d’emploi des nouvelles technologies […] ».

Une servitude volontaire

Peur du terrorisme, peur de la maladie : ce sentiment est entretenu par le biais d’incertitudes et d’informations continues soigneusement choisies, voire disséminées dans les divertissements plébiscités. Preuve en est, le succès que rencontrent d’anciennes séries Z de zombies et autres productions survivalistes.

Le divertissement, comme la peur, permettent une forme de servitude volontaire qui s’appuie également sur le plaisir du narcissisme exhibitionniste qu’autorisent les réseaux sociaux.

On attribue à Benjamin Franklin la phrase suivante : « Si tu es prêt à sacrifier un peu de liberté pour te sentir en sécurité, tu ne mérites ni l’une ni l’autre ».

À quoi on pourrait ajouter : « Si tu es prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de divertissement, tu ne mérites ni l’une ni l’autre. »The Conversation

En 1960, Aldous Huxley interviewé en français par Hubert Aquin.

Florence Rodhain, Maître de Conférences HDR en Systèmes d'Information, Université de Montpellier

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.