Conversation avec Mircea Sofonea : « Aujourd’hui la propagation du virus est exponentielle »
Publié par Université de Montpellier UM, le 8 avril 2021 620
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Mircea T. Sofonea, Université de Montpellier
Où en est la situation de l’épidémie dans notre pays ? Que penser des mesures annoncées jeudi 18 mars par le Premier ministre Jean Castex ? Les réponses de Mircea Sofonea, maître de conférences en épidémiologie et évolution des maladies infectieuses à l’Université de Montpellier.
The Conversation : Vous vous êtes récemment penché sur les variants V1 (issu du lignage B.1.1.7 initialement détecté au Royaume-Uni en septembre), V2 (du lignage B.1.351 détecté en Afrique du Sud au mois d’octobre), et V3 (du lignage P.1 détecté au Brésil et au Japon en janvier), qui circulent actuellement sur notre territoire. Que vous ont appris ces travaux ?
Mircea Sofonea : Nous avons analysé la proportion de variants par âge, en analysant 40 000 données de RT-PCR ciblant spécifiquement certains sites qui permettent de déterminer si l’on a affaire à l’un de ces trois variants, ou à la souche « historique », qui circulait dans notre pays avant leurs importations. Ces analyses avaient été faites sur des échantillons provenant du réseau de laboratoires du groupe Cerba, ainsi que du CHU de Montpellier, ce qui nous a permis d’obtenir des informations sur l’ensemble du territoire.
Les analyses montrent que depuis le 16 février, ces trois variants sont vraisemblablement responsables de plus de la moitié des infections dans la plupart des régions françaises. Bien que ces données de RT-PCR ne permettent pas de distinguer le variant d’origine brésilienne de celui d’origine sud-africaine (car les sites ciblés par les analyses sont identiques pour ces deux variants), on constate – comme on l’avait vu en Angleterre – que ces nouveaux variants ont une propension à être davantage présent chez les plus jeunes : sur les données analysées, la proportion d’infections causées par les variants diminuait graduellement avec l’âge, jusqu’à atteindre un facteur deux entre 5 et 80 ans.
Nous avons aussi pu calculer le nombre de reproduction effectif des nouveaux variants, ainsi que celui de la souche historique, pour les mois de janvier-février.
(NDLR : Le nombre de reproduction est une estimation, sur les 14 derniers jours, du nombre moyen d’individus contaminés par une personne infectée. On parle de nombre de reproduction de base (ou R0) en début d’épidémie, en l’absence de mesures de contrôle de la transmission et lorsque la population est entièrement sensible au virus. Au cours de l’épidémie, ce nombre change : on parle de nombre de reproduction effectif ou temporel (Rt). S’il est inférieur à 1, l’épidémie régresse, au-dessus de 1, elle progresse.)
Si l’on considère que le nombre de reproduction de la souche historique est de 1, alors celui de l’ensemble des trois variants, est compris entre 1,37 et 1,64 (intervalle de confiance à 95 %). Nous menons actuellement des analyses plus fines sur chaque variant, les variants V2 et V3 (respectivement identifiés en Afrique du Sud et au Brésil) étant vraisemblablement moins contagieux que le variant V1 (identifié en Angleterre).
Cela signifie que si ces variants avaient été ceux qui circulaient au début de l’épidémie, avant l’instauration de mesures de prévention sanitaire, leur nombre de reproduction n’aurait pas été de trois, comme celui de la souche historique, mais de quatre au moins.
TC : Que répondez-vous aux personnes qui affirment que ces variants n’ont pas d’influence sur la dynamique de l’épidémie, puisqu’elle a stagné en France, voir décru dans certains pays en février ?
MS : Nous avons effectivement observé un plateau stable qui s’explique simplement : à cette époque, la souche historique a été davantage impactée par les mesures de couvre-feu. Elle était en régression, ce qui a pu donner l’impression que l’épidémie ralentissait. Mais dans le même temps, les nouveaux variants, en particulier V1, montaient en puissance. Ce ralentissement, alors que circulaient des virus plus transmissibles, a pu sembler paradoxal en apparence, mais la décomposition de l’incidence entre une épidémie historique en décroissance et une nouvelle en progression permet de résoudre ce paradoxe.
Cela rappelle dans une certaine mesure le scénario de fin d’été, lorsque l’on avait observé une hausse des contaminations importantes, sans pour autant que la dynamique hospitalière ne soit impactée : c’est parce que les personnes qui se contaminaient étaient plus jeunes. Ce rajeunissement des contaminations, lié au relâchement des mesures barrières durant l’été chez les jeunes, a généré une sorte d’illusion statistique dès lors qu’on ne s’intéressait qu’au nombre de cas. Celle-ci disparaissait en revanche lorsqu’on prenait en compte les classes d’âge. On a vu ce qui s’est passé ensuite au mois d’octobre : le virus s’est répandu chez les plus âgés et les hospitalisations sont reparties à la hausse.
C’est toute la difficulté de l’étude de cette pandémie : il faut rester dans l’analyse quantitative, sans invoquer des hypothèses qui n’ont pas de support biologique encore avéré – contrairement à ce qu’ont pu faire certains « rassuristes » qui misaient sur une baisse de virulence, sur des faux positifs pléthoriques, ou encore sur un supposé « cycle naturel du virus ». Mais il ne faut pas non plus raisonner par analogie pure : au début de la pandémie, la communauté scientifique s’est basée sur les connaissances de l’épidémie de SRAS de 2002-2003, ce qui a conduit les observateurs nationaux et internationaux à en minimiser la gravité. En effet, les personnes infectées par le SRAS n’étaient pas contagieuses au moment de l’apparition des symptômes, elles ne le devenaient parfois que cinq jours plus tard. Avec le SARS-CoV-2, les gens sont contagieux avant que les symptômes ne se développent, et il y a aussi des personnes asymptomatiques ou paucisymptomatiques…
Pour revenir à la situation de février, on constate qu’elle était compatible avec une baisse de la souche historique et une augmentation des nouveaux variants, qui devenaient progressivement les moteurs des nouvelles épidémies. Par ailleurs, il faut rappeler que les oscillations du nombre de reproduction étaient faibles : on était encore au-dessus de 0,9, autrement dit dans une dynamique ne faisant pas baisser rapidement l’incidence, qui demeurait figée à un niveau élevé, et qui n’était pas de nature à prévenir un éventuel rebond.
Aujourd’hui, on est revenu sur une dynamique de progression épidémique avec un nombre de reproduction entre 1,02 et 1,11 au niveau national (calculé sur les admissions en soins critiques), soit une augmentation de 50 % des admissions en un mois. En soi, ce n’est pas explosif. Cependant dans un contexte d’occupation hospitalière déjà élevée, la tension devient vite problématique dans les services de soins critiques de certaines régions.
The Conversation : En outre, plus la circulation virale augmente, plus augmente le risque d’émergence d’autres variants ?
MS : Exactement. Mais cette question n’est pas uniquement nationale : la résoudre imposerait une coordination au niveau mondial. Cependant, il est certes toujours mieux d’éviter de voir émerger de nouveaux variants sur notre sol, d’où la classification en variant à suivre du mutant détecté à Lannion, en Bretagne. Cela pose la question de la stratégie vaccinale mondiale : concentrer la vaccination sur certains pays, comme c’est le cas actuellement, ne permet pas d’éviter l’émergence d’un variant ailleurs. L’idée devrait plutôt être de casser l’épidémie partout, car chaque foyer d’infection constitue une opportunité supplémentaire pour le SARS-CoV-2 de muter et d’engendrer une nouvelle lignée plus contagieuse ou capable d’échapper aux vaccins…
TC : Sait-on pourquoi l’épidémie a redémarré plus vite et plus fort dans certains endroits, comme la région Grand Est, l’Île-de-France ou les Hauts-de-France, alors même qu’elles avaient déjà été touchées fortement ?
MS : Nous travaillons encore à la preuve quantitative (nous soumettrons un article scientifique prochainement à ce sujet) mais la structuration de l’habitat, la densité de la population, semble jouer un rôle majeur. On sait en effet qu’outre les mesures sanitaires et l’immunité collective, la dynamique de l’épidémie dépend de divers facteurs, sans qu’on soit pour l’instant capable d’estimer précisément la contribution de chacun d’entre eux.
Un de ces facteurs est la densité de l’habitat, la distribution de la population sur le territoire, et la connectivité du tissu urbain. Sur la façade est de notre pays, on trouve de nombreuses grandes agglomérations très bien connectées. C’est aussi là que se situe la majorité des frontières, qui constituent des ouvertures sur le reste de l’Europe, où circule également le virus. La météo joue aussi un rôle. Il existe une corrélation entre la température, l’humidité et la circulation du virus. Or dans l’Est, le climat continental incite davantage les gens à rester chez eux. La situation est différente dans l’Ouest, au climat océanique plus doux.
L’ histoire épidémiologique des territoires influe aussi sur la façon dont l’épidémie s’y déroule : l’immunité collective est différente d’un endroit à l’autre, tout comme l’incidence cumulée de la maladie, le niveau de vaccination, etc. Le comportement des populations, en fonction de leur perception du risque infectieux, joue aussi un rôle : si on considère que le risque est important, on fait plus attention aux gestes barrières, on respecte davantage les mesures sanitaires… Enfin, les événements de superpropagation (rassemblements, etc.) jouent aussi le rôle d’accélérateurs locaux, mais sont imprévisibles.
Toutes ces questions mériteraient d’être explorées de façon quantitative et rigoureuse, en associant des spécialistes de sciences humaines. Malheureusement, le temps et les moyens manquent.
TC : L’immunité acquise pendant les vagues précédentes, ou la vaccination en cours, n’ont donc pas protégé ces régions ?
MS : Concernant la vaccination, en février, elle n’a pas changé grand-chose, puisque seuls 2 % de la population avait reçu 2 doses en moyenne dans le pays. Et pour ce qui est de l’immunisation naturelle, nous estimons qu’elle était inférieure à 20 %.
Or le seuil d’immunité collective à atteindre pour espérer limiter la circulation du virus est élevé, plus de 70 % si l’on tient compte de la surcontagiosité des variants. Les exemples des épidémies s’étant propagées avec peu ou pas d’entraves, par exemple sur des bateaux de pêche, sur le porte-avions Charles de Gaulle, et surtout dans la ville de Manaus, au Brésil, sont également édifiants. On y a atteint des sommets d’incidence cumulée relative, proche de ceux prédits par la théorie (plus de 80 %), et pourtant l’épidémie continue. Avec une quantité de décès considérable. Rappelons qu’Arnaud Fontanet et Simon Cauchemez avaient estimé qu’en absence de mesures, il aurait pu y avoir jusqu’à 450 000 morts dans notre pays.
Aujourd’hui, selon nos modèles, le taux d’immunisation de la population est autour de 14 %. Ceux de l’Institut Pasteur sont plutôt autour de 17 %. Dans les deux cas on est à moins de 20 %, et il existe des disparités régionales… Dans des régions les moins touchées comme la Bretagne et la Nouvelle-Aquitaine, on voit que ce sont surtout les déterminants locaux qui vont influer sur la circulation du virus, plutôt que l’immunité, trop faible.
Selon l’Institut Pasteur, la vaccination nous permet toutefois de faire actuellement diminuer d’un cinquième les hospitalisations par rapport à une situation sans couverture vaccinale.
TC : Lors de sa conférence de presse du 18 mars, le Premier ministre Jean Castex a affirmé que le fait d’avoir écarté fin janvier l’option d’un confinement généralisé était « la bonne décision, car si nous avions dû confiner alors (…) nous aurions dû infliger au pays un confinement de probablement trois mois ». Qu’en pensez-vous ?
MS : Bien sûr que non. De même qu’en voiture, la distance de freinage est d’autant plus réduite que la vitesse du véhicule est faible, une réponse sanitaire appliquée plus précocement aurait permis un retour plus rapide à une incidence faible, laquelle est plus efficacement contrôlable par le triptyque dépistage/traçage/isolement, en relais des mesures restrictives.
Cela aurait de fait permis une meilleure visibilité à moyen terme pour la population, les services hospitaliers, le secteur économique et les scientifiques. Toutes choses étant égales par ailleurs, notre modèle suggère que si le nombre de reproduction avait été ramené à son niveau de novembre entre le 15 janvier et le 15 février, il y aurait eu mi-mars moins de 1500 patients COVID en services de soins critiques (au lieu des 4269 recensés au 18 mars).
Alors que d’autres pays prenaient des mesures plus draconiennes, la France s’est contentée d’un couvre-feu. Avec une réussite toute relative : certes, cela a permis de figer l’épidémie, mais à un niveau élevé de circulation du virus, ce qui se traduit depuis des semaines par plusieurs centaines de décès quotidiens auxquels il faut ajouter la morbidité, des personnes qui garderont des séquelles de l’infection, des formes longues de Covid…
Il faut bien comprendre que le maintien d’une épidémie dans un état stationnaire demande d’autant plus d’efforts que l’incidence de départ est élevée. En effet, à moyens constants, l’efficacité des mesures de dépistage, traçage et isolement assurées par la médecine de ville, les ARS et l’Assurance Maladie diminue lorsque le nombre de chaînes de transmission devient trop élevé.
TC : Concernant les mesures, quel est votre avis ? N’est-il pas paradoxal de « confiner » tout en reculant l’horaire du couvre-feu ? De tenter de « freiner le virus sans nous enfermer » ?
MS : Non, il est pertinent d’inciter à la vie en extérieur, à condition toutefois que les gestes barrières soient toujours respectés, et qu’il ne s’agisse pas d’un prétexte pour multiplier ses contacts hors du noyau familial. Il faut souligner qu’une telle configuration est inédite, et repose encore davantage sur la responsabilisation collective. Il faudra de nouveau attendre deux semaines avant d’en évaluer l’efficacité.
Il faut souligner que les mesures visant à contenir l’épidémie sont d’autant plus efficaces qu’elles sont prises tôt. Si l’objectif est d’atteindre un niveau de circulation faible, on y arrive plus rapidement en mettant en place des mesures strictes, puis en les relâchant au bout de deux semaines lorsque l’on en voit les effets. Si l’on attend trop en mettant en place des mesures insuffisamment efficaces, on lasse la population, et l’on court le risque de perdre l’adhésion aux mesures. Or, un confinement qui serait mal respecté serait la pire des solutions, car on en paierait le coût socio-économique élevé, sans en toucher le bénéfice sanitaire.
En Allemagne, les autorités ont mis l’accent dans leur communication sur le fait qu’il ne faut pas attendre que la situation hospitalière soit dégradée pour réagir. Elles ont également fixé des objectifs clairs, avec un calendrier, ce qui fait que la population y adhère. En France, en décembre, une limite arbitraire de 5000 nouveaux cas par jour avait été fixée, qui n’a finalement pas été respectée. On ne voit toujours pas le bout du tunnel dans notre pays : aujourd’hui la propagation du virus est certes plus lente qu’au mois d’octobre, mais de nouveau exponentielle et ne permet pas encore d’envisager de relâchement généralisé.
TC : Que penser de la « course contre la montre » vers le printemps et la couverture vaccinale dont ont parlé le premier ministre Jean Castex et le ministre de la Santé Olivier Véran ?
MS : D’ici à la mi-avril, le ralentissement de l’épidémie dépendra des mesures qui ont été annoncées ce soir. Ensuite, la couverture vaccinale sera vraisemblablement suffisante pour endiguer l’épidémie, en conjonction avec le maintien des mesures en place depuis le printemps 2020. Cependant, la situation pourrait redevenir fragile dans certains territoires en cas de relâchement précipité de ces mesures.
Mais à l’inverse, on peut se demander pourquoi des relâchements ponctuels n’ont pas encore été évoqués dans certains territoires épargnés, par exemple dans le Sud-Ouest. La territorialisation et la précocité des mesures est en effet à envisager dans les deux sens.
Mircea T. Sofonea, Maître de conférences en épidémiologie et évolution des maladies infectieuses, laboratoire MIVEGEC, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.