Comment travailler avec les freelances dans la culture scientifique ?

Publié par Tania Louis, le 11 juillet 2023   1.3k

Article rédigé par Tania Louis, médiatrice scientifique et conceptrice de contenus pédagogiques freelance basée en Occitanie, et Anne Vicente, consultante en médiation des sciences et fondatrice de IWARI basée dans le Grand Est.

La première édition du festival Double Science s’est tenue du 26 au 28 mai 2023 au Ground Control, à Paris. Dans ce contexte, nous avons été invitées à animer un atelier sur le thème "Travailler avec des freelances dans la culture scientifique". Il a rassemblé un peu plus de vingt personnes, aux profils très différents : freelances, personnels de structures de culture scientifique habitués ou non à travailler avec des freelances, salariés s’interrogeant sur leur statut mais aussi chercheurs. Notre objectif principal était d’établir un panorama des avantages et inconvénients des collaborations entre indépendant.e.s et institutions de CSTI (Culture Scientifique Technique et Industrielle). Les échanges ont été riches et nous allons tâcher d'en synthétiser une partie dans cet article !

Photo prise pendant l'atelier, montrant les participants de deux, installés en arcs de cercle autour des animatrices.


Nous avons commencé par proposer une définition du concept de freelance/indépendant.e dans le domaine de la culture scientifique, en rassemblant sous cette appellation toute personne ayant créé sa propre activité professionnelle de prestations de services (pouvant facturer son travail), qui n’a pas de contrat de longue durée avec un employeur unique. Ces professionnels en mesure de travailler avec différentes personnes ou structures peuvent avoir plusieurs statuts (associations, autoentreprises, coopératives, TPE, artistes auteurs, intermittents du spectacle…) et exercer des missions très variées.

Il peut notamment s’agir de : médiateur.ice.s scientifiques, scénographes, muséographes, concepteur.ice.s de projets de médiation, d’activités ou d’outils pédagogiques, évaluateur.ice.s de projets, illustrateur.ice.s & et graphistes, réalisateur.ice.s de podcasts, de scripts ou de vidéos, conférencier.ère.s, développeur.euse.s d’applications (mobile, VR, augmentée, mixte), auteur·ice·s, animateur.ice.s d’événements, formateur.ice.s… Liste non exhaustive !

Suite à l’édition 2022 du congrès de l’AMCSTI, à l’initiative d’Axelle Hubert, Thibaud Sauvageon et Anne Vicente, ces indépendants ont commencé à se regrouper au sein du Répic, le tout nouveau Réseau Professionnel des Indépendant.e.s de la CSTI. Une enquête réalisée pendant l’été 2022, à laquelle 114 personnes ont répondu, a permis de mieux cerner les profils des indépendant.e.s de la culture scientifique actuellement en activité en France.

87 % ont au moins un BAC +5 et il s’agit majoritairement de femmes, avec un âge moyen de 35 ans. C’est-à-dire de personnes fortement diplômées possédant déjà une solide expérience professionnelle. Si plus du quart de ces freelances hexagonaux vivent en région parisienne, leur répartition est tout de même assez homogène sur l’ensemble du territoire. Si vous voulez contacter le Répic, pour en savoir plus ou pour rejoindre ce réseau, vous pouvez nous écrire à cette adresse.     

Quatre figures présentant les résultats de l'enquête Répic 2022. La première concerne le genre des répondants : 38 % d'hommes, 61 % de femmes, 1 % autres. La deuxième porte sur les classes d'âges : 36 % de 20 à 30 ans, 45 % de trentenaires, 8 % de quadragénaires et 11 % de cinquante ans ou plus. La troisième concerne le niveau d'étude : 13 % ont moins d'un bac +5, 60 % ont un bac +5, 27 % ont un Doctorat. La dernière porte sur la localisation des freelances : 28 % en région parisienne, 16 % dans le nord ouest, 16 % dans le sud ouest, 24 % dans le sud est et 16 % dans le nord est.

Pour recueillir les points de vue de tous les participants, nous leur avons fourni des cartons bicolores et leur avons demandé de prendre le temps de réfléchir et d’y inscrire :

  • S’ils étaient freelances : les avantages du statut de freelance sur leur carton vert et les inconvénients de ce statut sur leur carton blanc.
  • S’ils étaient susceptibles de solliciter des freelances : les avantages de faire intervenir des freelances au lieu de recruter des salariés sur leur carton vert et les inconvénients des freelances par rapport aux salariés sur leur carton blanc.
Photo des cartons utilisés pendant l'atelier.

 

 

Ces supports ont ensuite été collectés progressivement et ont servi de base pour alimenter la discussion entre l’ensemble des personnes présentes !

 

 

 
Du point de vue des structures susceptibles de faire appel à des freelances, voici les principaux avantages de travailler avec des indépendants de la culture scientifique qui ont été abordés lors de l’atelier :

  • Engager des indépendants permet de gérer des besoins irréguliers, qu’il s’agisse d'absorber un pic d'activité ponctuel ou de contribuer à un projet ne nécessitant pas une implication continue. Pouvant être mobilisés lorsque les ressources internes sont insuffisantes, ils offrent plus de flexibilité opérationnelle que des salariés.
  • Les indépendants apportent de nouvelles compétences dans des domaines et des formats spécifiques, ce qui peut être utile lorsqu'un projet nécessite une expertise particulière.
  • Travailler avec des indépendants de la culture scientifique favorise l'évolution des pratiques, car leur regard extérieur est un terreau fertile pour repenser des projets.
  • Contrairement au salariat, solliciter des indépendants n’implique pas d'engagement sur le long terme. Cette flexibilité permet de collaborer facilement sur des projets ponctuels et laisse plus de liberté dans la gestion des ressources et des budgets.
Illustration de PEB co-conçue par Anne Vicente. On y voit un bâtiment représentant une structure de CSTI, en train de réfléchir, avec deux bulles résumant d'un côté les avantages de solliciter un freelance (absorbe un pic d'activité, contrat sans engagement sur le long terme, apport de compétences spécifiques, vision plus large que celle du cadre institutionnel, introduit des formats novateurs) et de l'autre les inconvénients (intégration partielle dans l'équipe, compétences non-internalisées de manière durable, nécessité de démontrer la valeur ajoutée auprès des financeurs, indisponibilités ponctuelles)

Crédit illustration : pierre-etienne.bertrand@laposte.net

Solliciter des freelances dans le domaine de la culture scientifique présente également des inconvénients, qui découlent pour la plupart de leur posture extérieure à la structure.

  • Leur présence étant souvent temporaire, les indépendant.e.s peuvent avoir du mal à s'intégrer pleinement dans une équipe. Si cela n’est pas anticipé, les dynamiques de travail risquent d’en souffrir, favorisant potentiellement les décisions imposées par la hiérarchie plutôt que les choix collégiaux, plus difficiles à co-construire.
  • Lorsqu’ils n’ont pas une connaissance approfondie de la structure qui les sollicite, les freelances peuvent avoir des difficultés à cerner sa culture organisationnelle et ses processus internes spécifiques. Cela nécessite de prévoir une période d’adaptation pour harmoniser les approches de travail.
  • L’intervention d’un.e indépendant.e étant par nature ponctuelle, elle ne permet pas automatiquement le développement durable de nouvelles compétences pour la structure. De la formation peut néanmoins être mise en place, et des problèmes similaires se posent lorsque des salariés qualifiés quittent leur poste.
  • Les freelances sont généralement moins disponibles que les salariés permanents, en raison de leurs engagements multiples. Une coordination étroite des calendriers, de l’anticipation et une communication claire sont indispensables pour garantir une collaboration efficace.
  • Enfin, convaincre les décideurs de l'importance de faire appel à des freelances peut constituer une difficulté en soi, nécessitant des efforts supplémentaires pour justifier les coûts et démontrer la valeur ajoutée de ces prestataires. Certaines structures sont d’ailleurs réticentes à solliciter des indépendant.e.s car elles ne sont pas sûres de pouvoir garantir une gestion efficace de leur rémunération par leurs financeurs.

Aucune de ces difficultés n’est insurmontable et les occasions d’échanger sont précieuses, permettant de partager les ressentis de chacun et de capitaliser sur les expériences passées pour que les collaborations à venir bénéficient à la fois aux structures, aux indépendant.e.s… et aux projets !
Une large part de l’atelier a ainsi été consacrée à des discussions sur les façons de mieux travailler ensemble, dont nous pouvons tirer deux points sur lesquels nous avons collectivement besoin de progresser.

Photo de deux mains prêtes à se serrer


1/ Préalable indispensable, à toute collaboration, l’identification des partenaires pertinents demeure aujourd’hui une grande difficulté.

Les institutions ont du mal à repérer les freelances pertinent.e.s par rapport à leurs besoins, car il n’existe pas (encore) d’annuaire pour les répertorier, présentant les compétences, le statut et la localisation de chacun.e. Parallèlement, le démarchage est une tâche complexe pour les indépendant.e.s. Cela nécessite beaucoup de temps (non rémunéré), il est difficile d’identifier les personnes clés à contacter pour réellement créer des opportunités d’échange et il n’est pas toujours possible de déterminer à l’avance si une structure est ouverte à la collaboration et dispose de budgets dédiés.
Ces questions ne sont pas nouvelles, mais l’augmentation récente du nombre de freelances dans la CSTI les rend de plus en plus critiques. Tomber sur le mauvais prestataire ou trouver porte close en sollicitant une structure peut être décourageant et compromettre des projets… Mais rappelons qu’au moins, ces mauvaises expériences sont forcément temporaires !

2/ Le changement des modalités de rémunération induit par les statuts des indépendant.e.s et l’évolution des pratiques (notamment le développement de nouveaux formats) fait par ailleurs émerger le besoin d’homogénéiser les tarifs.

Aujourd’hui, les freelances ont des difficultés à fixer leurs rémunérations, avec parfois des tendances à sous-facturer des missions pour ne pas louper une prestation, ce qui conduit à se dévaloriser à titre individuel mais aussi à tirer tout le marché vers le bas, même si les institutions ne choisissent pas forcément les devis les moins chers. Les structures de CSTI rencontrent quant à elles des problèmes similaires lorsqu’elles doivent élaborer le budget d’un projet pour lequel elles envisagent de solliciter un freelance : comment concilier des contraintes financières, la volonté de rémunérer correctement un prestataire et l’envie de voir un projet réalisé de façon qualitative en faisant appel aux meilleurs intervenants possibles ?

Photo d'une personne tenant six balles de jonglage dans un équilibre précaire

Pas facile de jongler avec les contraintes...

Une façon de limiter ces difficultés consiste à solliciter des freelances dès le début des projets, en les impliquant dans la construction du budget mais aussi la conception globale de l’initiative. Cela permet de profiter de leurs compétences et de leur créativité, mais peut être délicat si ce travail n’est pas lui-même rémunéré. Une autre approche, qui peut tout à fait être combinée avec la première, consisterait à travailler collectivement à l’établissement de grilles tarifaires pour les types de mission les plus courants. Celles-ci seraient idéalement ré-évaluées chaque année pour tenir compte de l’inflation et autres changements économiques.

C’est une pratique déjà en cours dans le monde du livre, puisque la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, une association de défense des droits des auteur·rices et illustrateur·rices, publie chaque année des recommandations tarifaires concernant les rencontres auteurs et les séances de signature (ainsi que des guides de bonne pratique sur tous les aspects de l’accueil d’un.e intervenant.e). Ces barèmes sont indicatifs mais soutenus par les acteurs du milieu : le Centre National du Livre et la Société Française des Intérêts des Auteurs de l'écrit conditionnent l’attribution de leurs subventions à la mise en place de rémunérations au moins indexées sur celles recommandées par la Charte. Et si nous nous inspirions de ce qui se fait déjà ailleurs ?

Dans un prochain article, nous nous positionnerons du point de vue des freelances ! Quels sont les avantages ainsi que les inconvénients à choisir ce statut plutôt que celui de salarié ? Quels pièges faut-il éviter ? Nous espérons avoir de nombreux autres articles à écrire pour faire progresser l'intégration des indépendant.e.s dans le paysage de la CSTI !