Collection "Génies des Mathématiques" : Georg Cantor
Publié par Frédéric Toulzat, le 2 juillet 2018 3.1k
Après la biographie de Leonhard Euler, j'ai eu le plaisir de lire, toujours dans la collection "Génies des mathématiques", celle de Georg Cantor. L'approche des 2 biographies est différente. Celle d'Euler est articulée autour des diverses périodes de sa vie (Bâle, Saint-Petersbourg, Berlin puis encore Saint-Petersbourg) et survole l'ensemble de ses travaux en développant quelques-uns parmi les plus célèbres. Mais comment faire autrement pour présenter dans un ouvrage relativement concis le mathématicien le plus prolifique de l'histoire ?
A contrario, le tome consacré à Cantor est principalement axé sur les idées révolutionnaires qui ont assuré sa postérité : la mathématisation de l'infini. Cela fait apparaître un contraste entre l'étendue des travaux d'Euler qui a apporté des contributions majeures dans tous les domaines des mathématiques de son époque et l'aspect a priori unidimensionnel de ceux de Cantor. Mais nous ne sommes pas à la même époque : plus d'un siècle s'est écoulé et des générations de mathématiciens ont fait progresser leur science de manière spectaculaire, principalement en Allemagne avec l'école de Göttingen, mais aussi en France et plus généralement dans toute l'Europe.
Plus d'un siècle après Cantor, le concept d'infini reste difficile à vulgariser, mais je trouve que le livre y parvient remarquablement bien en posant tout d'abord les notions philosophiques d'infini en puissance et d'infini en acte, ainsi que les principaux débats qui y ont été consacrés, et la relation issue des écoles grecques, que la mathématique a longtemps entretenu avec ce concept sulfureux et grand pourvoyeur de paradoxes (Zénon d'Elée).
En suivant la chronologie des articles publiés par Cantor sur le sujet, on découvre comment il va parvenir à mathématiser l'infini. L'ouvrage introduit ainsi les distinctions entre ordinaux et cardinaux infinis, paradoxes apparents et paradoxes logiques, énonce la fameuse hypothèse du continu qui continue à donner lieu à des travaux fondamentaux après les avancées de Kurt Gödel et Paul Cohen sur le sujet au XXème siècle, et nous parle de la suite infinie des nombres transfinis... Cette chronologie maintient le lecteur en haleine et on se laisse entraîner par cette enquête historique qui se déroule au fil des pages, même si on est déjà familier du domaine.
L'ouvrage donne également des éléments purement biographiques de la vie de Cantor : ses amitiés mathématiques et aussi les nombreuses inimitiés que lui ont causées le caractère révolutionnaire de ses travaux et une certaine rigidité de caractère, sa vie de famille dans la ville de Halle qu'il rêvera un temps comme un pôle majeur des mathématiques en Europe, enfin le drame personnel qui le plongera dans la dépression vers la fin de sa vie.
Un des développements les plus intéressants du livre intervient à la fin, où Cantor est présenté comme le père fondateur de la théorie des ensembles, qui prendra rapidement la place de la géométrie comme base de la science mathématique. Mais ceci se fera dans la douleur et passera par la résolution de 3 paradoxes majeurs. Si les 2 premiers, déjà connus de Cantor, ne freineront que modérément la montée en puissance de la théorie, le 3ème - le célébrissime paradoxe de Bertrand Russell - bien plus fondamental, résonnera comme un coup de tonnerre dans la communauté mathématique de l'époque, jusqu'à ce que Enrst Zermelo, puis Abraham Fraenkel, lui apporte une réponse satisfaisante au début du XXème siècle.
A la toute fin du livre, l'auteur regrette que la théorie des ensembles qui est de fait à la base des mathématiques (avec la logique de 1er ordre) ne soit, de nos jours, plus enseignée avant les classes supérieures. Je souscris volontiers à son opinion et ceci m'amène à conclure avec un commentaire personnel sur les 3 hérésies actuelles de l'enseignement des mathématiques :
1- l'absence des notions ensemblistes, qui devraient avoir même la préséance sur celles de nombres,
2- l'absence de la numération en diverses bases à l'heure des technologies de l'information qui ne connaissent que la base 2,
3- enfin l'absence de cours en histoire des sciences, l'enseignement de l'histoire reste politique et axé sur les grands massacres et criminels d'état.
Comme mot de la fin, je ne peux résister au plaisir de retranscrire cette célèbre citation de David Hilbert, qui vaut le plus bel hommage à Georg Cantor :
"Aus dem Paradies, das Cantor uns geschaffen, soll uns niemand vertreiben können"
(Du paradis créé pour nous par Cantor, personne ne nous chassera)