Coercition sexuelle chez les primates : quand la nature défie nos tabous
Publié par Frédérique Sueur, le 11 février 2025 56
Dans l’imaginaire collectif, la primatologie est bercée d’images attendrissantes. Un bébé gorille dans les bras de Dian Fossey, un moment de complicité partagé par Jane Goodall et ses chimpanzés… Mais derrière ces scènes idylliques, le quotidien des singes regorge de moments complexes et bien loin d’être légers. C’est notamment le cas des épisodes de coercition sexuelle, qui constituent l’un des objets de recherche d’Alice Baniel, primatologue à l’Institut des Sciences de l’Évolution de Montpellier.
Historiquement, la coercition sexuelle a été définie comme l’utilisation par un mâle de la force ou de la menace, pour augmenter les chances qu’une femelle copule avec lui au moment où elle est fertile, et diminuer les chances qu’elle copule avec d’autres mâles [1]. Elle a été décrite chez plusieurs espèces de mammifères, dont les primates non-humains, et plusieurs types de comportements coercitifs ont été caractérisés, dont le harcèlement sexuel et l’intimidation. Alice Baniel nous éclaire sur ce qui les différencie : « Le harcèlement sexuel implique des tentatives répétées, où par exemple le mâle sollicite la femelle pour s’accoupler, lui court après en lui forçant la main. C’est immédiat : il agresse et copule immédiatement. L’intimidation, c’est plus pernicieux. Le mâle agresse la femelle de façon aléatoire, ce qui crée un état de peur chez elle, pour la conditionner à se soumettre dans le futur. »
Chez certaines espèces de primates, les mâles utilisent ces stratégies d’intimidation, de conditionnement à long terme. Pendant sa thèse, Alice a étudié les conflits reproductifs chez le babouin chacma, et a révélé que les mâles tendent à s’en prendre particulièrement aux femelles fertiles et de haut rang [2]. Chacun choisit une femelle qu’il poursuit et agresse de façon aléatoire, par exemple pendant des moments de repos. Chez une autre espèce de primate, les mandrills, la dynamique est similaire, à la différence près que les mâles n’attaquent pas les femelles physiquement, mais les intimident avec des comportements menaçants, comme des tapes sur le sol ou des expressions faciales particulières [3]. Chez ces deux espèces, une corrélation a été décrite : en cas d’agression, il est courant d’observer, soit immédiatement, soit plus tard, une copulation.
Face à ces agressions, les femelles peuvent élaborer des tactiques de défense. Les scientifiques comparent d’ailleurs cette dynamique évolutive à une course aux armement entre mâles et femelles [4], ce qu’Alice explique : « Si les stratégies des mâles sont trop coûteuses pour les femelles, celles-ci peuvent alors mettre en place des stratégies physiologiques ou comportementales pour réduire le coût sur leur fitness (capacité à survivre et se reproduire) ». Parmi les manières de résister à la coercition sexuelle, les femelles forment parfois des alliances. C’est le cas chez les mandrills, ce qui est certainement lié à l’organisation de leur société. En effet, cette espèce vit en matrilignée ; autrement dit, les femelles des différentes générations restent dans le même groupe toute leur vie, et sont donc particulièrement soudées [3]. Si une femelle est agressée, les individus de la même matrilignée vont avoir une propension plus forte à former des coalitions pour la défendre, ce qui est moins le cas chez les babouins par exemple. Il est donc plus risqué pour un mâle mandrill d’agresser une femelle, ce qui pourrait expliquer que les mandrills se cantonnent aux menaces, là où les babouins agressent physiquement.
Chez l’Humain, les épisodes de coercition sexuelle ont une forte probabilité de causer un impact psychologique sur la victime, aussi est-il pertinent de se demander ce qu’il en est chez les primates. Alice Baniel, insistant sur le fait qu’il est difficile de connaître le ressenti et l’état psychologique d’une espèce non-verbale, interprète dans la soumission des femelles suite à la coercition sexuelle un état de peur, de stress, relativement proche de ce qu’on observerait chez notre espèce : « Les femmes qui sont très souvent contraintes par leur partenaire vont avoir plus de chances de se soumettre, ce sont des mécanismes psychologiques qu’on connait très bien. On ne peut que spéculer sur le fait que ce qu’on observe chez les primates non-humains est similaire, sans pouvoir le démontrer. Il y a aussi ce qu’on ressent en tant que primatologue sur le terrain, en voyant le langage corporel des femelles qui se mettent à hurler, à s’aplatir au sol et à déféquer, ce qui est un gros signe de stress. En voyant ces comportements de panique, je me dis que ça a une influence psychologique, mais le démontrer de façon rigoureuse, c’est plus dur. »
Plus dur, car si en laboratoire les scientifiques peuvent associer les comportements de désespoir ou de stress d’une souris à telle ou telle situation contrôlée, c’est bien plus compliqué à tester sur le terrain. En effet, il s’agirait de pouvoir étudier dans la nature le comportement d’une même femelle dans un contexte agressif et hors-contexte agressif. C’est d’ailleurs ce qui diffère entre les deux grands domaines de la biologie : l’expérimental, où une question précise est posée et les conditions sont contrôlées en laboratoire pour y répondre, et le corrélatif, où l’occurrence répétée de deux évènements simultanés dans la nature amène à déduire qu’ils sont probablement liés. Certains chercheurs minimisent d’ailleurs les travaux effectués en corrélatif, ce qu’Alice souligne : « Depuis récemment, les biologistes valorisent avant tout l’expérimental, car c’est en effet la meilleure façon de démontrer les relations de causalité. Mais les observations naturalistes et les études corrélatives restent très importantes, c’est complémentaire ! En étudiant les animaux en population naturelle, on peut générer de nouveaux questionnements, ouvrir de nouveaux champs de recherche. »
Malgré ces défis méthodologiques, les travaux d’Alice ont apporté des éclairages précieux sur la coercition sexuelle chez les primates. Malheureusement, face à ces recherches qui mettent en lumière l’existence de ces comportements dans la vie sauvage, il n’est pas rare que certains tombent dans le piège du paralogisme naturaliste, plus connu sous sa traduction anglaise : naturalistic fallacy.
Il s’agit d’un biais extrêmement courant, consistant à penser que si une chose existe dans la nature, cela la rend normale et acceptable. Ce biais, qui mène à des conclusions erronées et parfois dangereuses, participe à faire rentrer les études sur la coercition sexuelle dans le domaine du tabou, ce que regrette Alice Baniel : « On ne peut plus l’étudier car, si on le trouve dans la nature, cela le justifierait chez l’Humain. Mais absolument pas ! Nous, on cherche à étudier des mécanismes : pourquoi cela se met en place dans certains systèmes et pas d’autres ? Ça nous éclaire sur de potentiels grands déterminants biologiques. Par exemple, les recherches antérieures ont montré que dans les sociétés animales avec un gros biais reproducteur, où un unique mâle monopolise plusieurs femelles, la compétition entre mâles pour se reproduire est très forte et les mâles ont plus de chance de recourir à la force pour contraindre les femelles. Ce sont seulement ce genre d’inférences que l’on peut effectuer, et on est ici très loin d’expliquer le comportement humain. »
Or, ce tabou existe dans la société et a même envahi les conférences scientifiques : « Certains deviennent mal à l’aise de seulement en parler. Je pense bien au contraire que l’étudier pour mieux comprendre les facteurs de risques biologiques et sociologiques est la meilleure façon de développer des politiques publiques efficaces pour lutter contre les violences sexuelles chez l’Humain. » Il s’agirait donc de miser plus d’efforts sur la vulgarisation scientifique pour que le grand public comprenne ces travaux sans tomber dans le paralogisme naturaliste. A notre époque, où tombent enfin les masques sur la fréquence des violences sexuelles, il serait en effet essentiel d’enfin briser les tabous sur la coercition sexuelle, et de laisser toutes les disciplines de recherche – biologie, sociologie, psychologie… - s’en emparer pour apporter leur pierre à l’édifice de la connaissance.
🔎 Pour en savoir plus sur les travaux d'Alice Baniel, c'est par ici, et pour d'autres articles de vulgarisation scientifique, c'est par là !
[1] B. B. Smuts et R. W. Smuts, « Male Aggression and Sexual Coercion of Females in Nonhuman Primates and Other Mammals: Evidence and Theoretical Implications », in Advances in the Study of Behavior, vol. 22, Elsevier, 1993, p. 1‑63. doi: 10.1016/S0065-3454(08)60404-0.
[2] A. Baniel, G. Cowlishaw, et E. Huchard, « Male Violence and Sexual Intimidation in a Wild Primate Society », Current Biology, vol. 27, no 14, p. 2163-2168.e3, juill. 2017, doi: 10.1016/j.cub.2017.06.013.
[3] N. Smit, « Intersexual relationships in mandrills: dominance, sexual conflict and the influence of social integration », Revue de primatologie, no 15, Art. no 15, juin 2024, doi: 10.4000/121oy.
[4] T. H. Clutton-Brock et G. A. Parker, « Sexual coercion in animal societies », Animal Behaviour, vol. 49, no 5, p. 1345‑1365, mai 1995, doi: 10.1006/anbe.1995.0166.
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