À l’heure du numérique, a-t-on encore besoin de manuels scolaires ?
Publié par Université de Montpellier UM, le 2 juillet 2019 1.1k
Sylvain Wagnon, Université de Montpellier
On pointe souvent le fait que les manuels scolaires alourdissent les cartables des élèves. Ils pèsent aussi sur les budgets et ne sont pas simples à renouveler quand les changements de programme scolaire s’accélèrent – en témoignent les débats dans les régions au sujet de l’achat des prochains ouvrages pour le lycée, en phase avec la réforme du bac.
Cependant, au-delà de ces inconvénients pratiques, les manuels gardent une place symbolique forte, imprégnant l’imaginaire et les souvenirs de générations d’élèves (comme en témoignent les exemples du « petit Lavisse » en histoire ou des « Lagarde et Michard » en français), sonnant le début et la fin des années scolaires, de leur distribution à leur remise.
Comment expliquer cette longévité et cette importance ? Quel peut être l’avenir du manuel scolaire à l’heure des multiples réformes ministérielles et du « tout numérique » ?
Outil aux multiples facettes
Ouvrage papier regroupant une somme de connaissances d’une discipline, le manuel est une « fausse évidence historique » comme l’a écrit Alain Choppin, pionnier des études à ce sujet. En effet, outil scolaire aux multiples facettes, il se situe à l’interface entre l’institution et les enseignants, entre les élèves et l’enseignant, entre les familles et l’institution. C’est aussi un produit commercial car, en France, l’édition scolaire est un marché économique de premier plan, représentant 14 % du chiffre d’affaires annuel du secteur.
Dépositaire d’une « histoire officielle », le manuel scolaire est le révélateur des volontés politiques et des possibles discriminations. En 2008, un rapport de la Halde avait analysé et dénoncé le sexisme des manuels scolaires français qui reflètent la domination patriarcale de notre société. Une étude récente de l’institut Georg Eckert a précisé que, si les manuels de la plupart des pays du monde, et en l’occurrence français, mentionnent de plus en plus les droits des femmes, elles sont encore aujourd’hui montrées dans des rôles traditionnels ou subalternes par rapport aux hommes.
Le manuel scolaire est bien un enjeu sociétal majeur et ce n’est pas un hasard si le gouvernement hongrois de Viktor Orban l’utilise pour conserver une inégalité entre les filles et les garçons conforme à sa politique réactionnaire.
Choix pédagogiques
Véhiculant des valeurs, des représentations et des stéréotypes, les manuels scolaires ouvrent des champs fertiles pour la recherche. Ainsi leur analyse critique a-t-elle conduit à de nombreux travaux sur la construction d’un mythe national avec Suzanne Citron ou d’une fabrique scolaire de l’histoire avec Laurence De Cock et Emmanuelle Picard.
Si l’on reste dans la discipline historique, l’analyse des manuels permet aussi la compréhension de l’évolution des programmes et des mutations d’une discipline scolaire. Un travail auquel s’attache depuis quatorze ans l’université de Montpellier, et qui vient de donner lieu à un colloque sur les normes disciplinaires et de la « forme scolaire », selon les termes du sociologue Guy Vincent.
En effet, la question se pose de savoir si le manuel ne participe pas à la lenteur de l’évolution pédagogique et au cloisonnement des connaissances. Ces débats ne sont pas récents et des figures du début du XXe siècle comme Célestin Freinet étaient très hostiles au manuel scolaire. Même si le mot d’ordre « plus de manuel scolaire » était avant tout une volonté de questionner les usages plutôt que de bannir le manuel en tant que tel, c’était bien une offensive contre un enseignement traditionnel.
Actuellement, la place et le rôle des manuels sont au cœur des débats et des choix pédagogiques pour l’enseignement de la lecture avec une analyse globale du CSEN (conseil scientifique de l’éducation nationale) et des recommandations ministérielles dans le choix des manuels de lecture.
Nouveaux usages
L’ère du numérique annonce-t-elle la fin du manuel scolaire ? Même si les supports numériques se multiplient en raison du prix de l’ouvrage papier, les étudiants restent attachés au papier et les jeunes générations font une différence entre la lecture sur papier et sur écran.
Dans le domaine scolaire, une enquête des éditeurs d’éducation souligne que 71 % des enseignants déclarent utiliser des manuels papier avec leurs élèves et 17 % des manuels numériques. Mais, au-delà de cette modeste percée du manuel numérique, la manière dont les enseignants utilisent les manuels change.
En effet, la même étude établit qu’un enseignant sur deux utilise d’autres ressources que celles du manuel notamment sur Internet. Son rôle se réduit donc dans l’élaboration des cours, même si le point fort du manuel scolaire reste qu’il facilite les préparations des cours pour 73 % des professeurs et font gagner du temps pour 66 %.
Le numérique est indéniablement un défi pour le manuel scolaire en créant un nouvel environnement de pensée et d’action. C’est aussi une opportunité pour le rendre accessible à des enfants porteurs de handicaps notamment visuels.
Les réformes d’envergure des programmes scolaires depuis 2016, avec une accélération depuis 2018, semblent bouleverser la situation. En janvier 2019, les éditeurs scolaires alertent les pouvoirs publics sur la complexité de renouveler à une telle cadence l’ensemble des manuels. La question du financement est posée dans le premier comme le second degré. Certaines régions envisagent un désengagement dans l’achat des manuels et souhaitent passer au tout numérique afin d’éviter les nouvelles dépenses.
Cette évolution, inquiète certains enseignants en raison de l’improvisation d’une telle mesure et du risque de perdre la liberté de choix du manuel. Le risque n’est-il pas que le choix du manuel scolaire numérique réponde à des choix financiers, et non à une réflexion sur les nouvelles modalités pédagogiques qu’il pourrait apporter ?
Sylvain Wagnon, Professeur des universités en sciences de l'éducation, Faculté d'éducation, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.