Le droit à l’avortement : un débat scientifique ?
Publié par Mondes Sociaux, le 6 novembre 2024 210
Article de Michael Stambolis-Ruhstorfer
En quoi le droit à l’avortement fait-il l’objet d’un débat scientifique aux États-Unis ? L’accès à l’avortement est un aspect central de la bataille politique américaine depuis les années 1970. La Cour suprême a été à la fois la cible et l’acteur de cette lutte, légalisant d’abord l’avortement au niveau national en 1973 (Roe v. Wade), puis revenant sur sa décision près de quarante ans plus tard (Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization). Au fil des ans, pour convaincre les juges de statuer en leur faveur, les partisans et les opposants ont alors mobilisé différents savoirs d’experts. Mais quel est le statut de ces expertises ?
Les appels à l’expertise, dans le droit américain, sont le résultat de « cadres juridiques », ces arguments juridiques spécifiques basés sur l’interprétation de la loi, y compris la Constitution, qui structurent à la fois le discours public et les décisions qui suivent. Lorsque la Cour suprême a fondé son raisonnement dans l’affaire Roe v. Wade (1973) sur le fait que l’avortement devait être légal avant la viabilité du fœtus, les juges ont imposé un cadre juridique médicalisé qui allait façonner les débats sur l’avortement pendant des générations, créant ainsi la nécessité de disposer de savoirs précis qui puissent y répondre.
Plusieurs décisions de justice historiques ont mis en place les cadres juridiques qui allait structurer le discours sur l’avortement et, par conséquent, le savoir d’expert. Ces décisions vont de la protection constitutionnelle de l’accès à l’avortement en 1973, à la suite de l’arrêt Roe v. Wade, à l’affaiblissement progressif de ces protections jusqu’à leur annulation finale. Lorsque la Cour suprême a rendu son avis dans l’affaire Roe, puis dans des affaires ultérieures telles que Webster v. Reproductive Health Services (1989), Planned Parenthood v. Casey (1992) et enfin Dobbs v. Jackson (2022), elle l’a fait en s’appuyant sur des raisonnements et des justifications qui allaient avoir de multiples répercussions. Ces décisions clés ont eu pour effet à la fois de déformer la science médicale liée aux soins prénataux et de façonner la recherche dans ce domaine en orientant les arguments juridiques vers certaines voies autour desquelles les activistes se sont mobilisés, les incitant à faire appel à des experts médicaux.
Roe et le « cadre du trimestre » (Trimester Framework)
La première affaire à imposer une norme nationale, à laquelle les lois sur l’avortement au niveau des États fédérés devraient se conformer, a été l’affaire Roe v. Wade. Les juges de la majorité ont rédigé un avis qui définissait explicitement un système précis selon lequel les lois limitant l’avortement à l’avenir seraient évaluées. Après de nombreux débats, que révèlent les archives des mémos échangés entre les juges et certains de leurs assistants, ils ont établi ce que l’on appelle aujourd’hui le « cadre du trimestre » [Robenalt, 2021]. Cette norme, fondée sur l’interprétation par les juges de ce qu’ils estimaient être le concept médical dominant, mais toujours vaguement défini, de la viabilité du fœtus.
La définition de la viabilité a évolué au fil du temps et varie selon le contexte, sa signification étant sujette à interprétation, même par les professionnels de la santé [Christoffersen-Deb, 2012] [....]
Crédits : Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND / Freepik/Smaschicons/Flaticon