La fabrique de la haine dans la France du premier XVIIe siècle
Publié par Mondes Sociaux, le 4 décembre 2020 1.3k
article par Yann Rodier
Siècle des Saints, siècle des moralistes, siècle de la Raison : ce sont autant d’appellations qui ont longtemps caractérisé celui que l’on nomme aussi le Grand Siècle, le XVIIe siècle. Pourtant, ce siècle est aussi le siècle de fer, marqué par une succession de guerres, de révoltes et de violences à répétition. En France, du régicide tragique d’Henri IV en 1610 au traité des Pyrénées en 1659 qui marque la fin de la guerre franco-espagnole, le premier XVIIe siècle celui d’un après-guerre. L’héritage traumatique de huit guerres de Religion qui se sont succédées s’est traduit par une obsession : éviter le retour des haines fratricides. La haine entre catholiques et protestants, exprimée au rythme de massacres commis au nom de Dieu, semble avoir façonné la psyché collective. La hantise d’une reprise des guerres civiles, après un demi-siècle de déchirements, explique comment la société de l’époque se lance dans une quête pour découvrir l’origine de la violence et les manières de l’enrayer.
Naît ainsi une science nouvelle des passions, identifiées comme les causes du dérèglement tragique des sociétés et du monde. L’attention des contemporains est en particulier suscitée par la haine, avec tout l’éventail des accessoires qui la relaie : la peur, la colère, les soupçons, les rumeurs, la violence, les mots assassins, les émotions populaires… Notion polysémique, la haine est un condensé d’expressions, d’attitudes et d’humeurs qui est à la fois une passion, une émotion, une idée, un imaginaire, une construction, un fantasme, une expression tantôt rationnelle, tantôt irrationnelle… D’où la difficulté pour l’historien de l’appréhender – et cela, alors même que nulle source d’histoire, nul fait historique, ne sont totalement dépourvus de marqueurs émotionnels !
La réflexion menée au XVIIe siècle sur les passions traduit une prise de conscience : la violence des guerres civiles et religieuses ne résulte pas seulement de décisions politiques et diplomatiques mais aussi de passions aux conséquences funestes et fratricides. En comprendre les rouages mécaniques doit permettre de les domestiquer et de trouver des solutions pour en atténuer les effets les plus dommageables. Souvent associé au siècle de la raison cartésienne – Descartes ayant lui-même rédigé un traité des passions – et de la raison d’État, le XVIIe siècle n’est pas moins celui des passions. En réalité, Raison et Passions fonctionnent de pair et ne sont pas découplés mais étroitement liés.
Contrôler les passions grâce à la raison se décline ainsi à tous les niveaux : les sciences médicales, parmi lesquelles figurent la physiognomonie et la chiromancie, cherchent à déchiffrer l’expression des passions sur les corps ; les sciences politiques définissent le rôle du Prince, maître absolu de ses passions et de celles de ses sujets ; les traités de civilité enseignent au courtisan à domestiquer ses passions en public ; la tragédie d’un Corneille et d’un Racine, dépeint et met en garde son public contre les effets funestes des passions dans la cité ; les traités mystiques encouragent les chrétiens à se haïr soi-même, à haïr ses péchés plutôt que le pécheur, c’est-à-dire l’Autre. Dans ce contexte, les sciences des passions deviennent la clef de lecture d’un siècle conçu comme tragique par ses contemporains…