D’où vient l’idée que Russes et Ukrainiens forment un seul peuple ?
Publié par Mondes Sociaux, le 6 avril 2022 760
Article par Denis Eckert
L’invasion de l’Ukraine par les forces de la Fédération de Russie est, depuis plusieurs semaines maintenant, une réalité sanglante. Cette invasion s’accompagne d’une volonté de démontrer la légitimité de l’attaque en allant chercher des justifications jusque dans le lointain passé. Vladimir Poutine est un familier de cette quête d’arguments historiques fallacieux, qu’il déploie dans ses discours comme dans ses écrits de propagande depuis des années. Ce texte se propose de démonter un seul de ces arguments, lequel joue un rôle central dans l’idéologie néo-impérialiste qui a mis l’armée russe en mouvement.
Au huitième jour de l’invasion, Vladimir Poutine s’exprimant sur la chaîne Youtube Rossia 24 déclarait : « Je ne renierai jamais ma conviction que Russes et Ukrainiens forment un seul peuple ». Nous proposons une analyse critique de cette affirmation. D’abord parce qu’elle est une constante des prises de position publiques de Poutine depuis le début des années 2010. D’autre part, parce que c’est une idée au long passé : il est très loin d’en être l’inventeur. Cet argument trouve ses racines dans une histoire fort peu connue en Europe occidentale, celle des Slaves orientaux. Comment décrypter l’argument poutinien, utilisé pour dénier à l’Ukraine le droit à une existence autonome ?
Frères inégaux
Je propose de m’appuyer sur un livre publié en 2017 par l’historien Andreas Kappeler, dont nous pouvons traduire le titre par Frères inégaux : Russes et Ukrainiens du Moyen-Âge à nos jours.
C’est un texte engagé et un vrai essai de réflexion, écrit après l’annexion de la Crimée (péninsule située au sud de l’Ukraine) et de la sécession d’une partie du Donbass (bassin minier et industriel aujourd’hui transfrontalier, né au 19e siècle dont une partie se situe en Russie) en 2014. Il n’est pas encore disponible en français, mais devrait l’être bientôt. D’où l’intérêt de porter aujourd’hui sur la place publique en France le point de vue de cet historien viennois, illustre spécialiste de l’Europe des empires et des nationalités à l’Est, qui est d’une criante actualité.
Les citations d’historiens, d’écrivains et d’hommes politiques russes ou ukrainiens ainsi que leur contextualisation sont directement tirées de ce livre, et je remercie Andreas Kappeler de m’avoir encouragé à exploiter les contenus de ma traduction de son ouvrage pour aider le public francophone à la compréhension du présent.
Mais revenons à cette affirmation de Poutine selon laquelle Russes et Ukrainiens ne formeraient qu’un seul peuple. Elle est liée à une conception selon laquelle il n’existerait qu’un seul « méta-peuple » russe, appelé « peuple panrusse », composé de trois éléments : le peuple « blanc-russe » (biélorusse), le peuple « petit-russe » (ukrainien) et le peuple « grand-russe » (russe).