Walter Tevis : L'oiseau moqueur (deuxième manche) : le robot qui voulait mourir
Publié par Claire Adélaïde Montiel, le 26 décembre 2023 1.3k
Le robot qui voulait mourir
Le personnage le plus fascinant du roman de Walter Tevis, L’oiseau moqueur, dont le titre fut tout d’abord traduit assez platement par L’Oiseau d’Amérique, est à coup sûr Robert Spofforth, le robot de la classe la plus élevée qui domine de sa haute stature un monde en décomposition. On avait fait pousser avec soin le corps dans une matrice d’acier… Le résultat était parfait : grand, puissant, athlétique, beau. C’était un homme noir dans la fleur de l’âge avec des muscles bien dessinés, des poumons et un cœur robustes, des cheveux noirs et crépus, un regard pénétrant, une belle bouche aux lèvres épaisses et des mains larges et fortes.
Un robot plus qu’humain
Complexe et relativement attachant malgré ses défauts qu’on perçoit au fil de la narration, Robert Spofforth est bien plus humain que le troupeau d’êtres décervelés et robotisés dont il est le pasteur. A tel point que Mary Lou, la jeune humaine qu’il a séparée de Paul Benley, l’homme avec lequel elle vivait, se laisse parfois prendre à son charme : « Je levai les yeux sur son visage brun, si triste, avec ce grand front creusé de rides et ces yeux doux. »
Dans la société où vivent les trois héros de ce roman prémonitoire, seul Spofforth possède un certain sens historique. Dans son bureau, on peut voir une collection de robots de toutes les époques qui fait penser aux tableaux de nos anthropologues schématisant l’évolution de l’espèce humaine. Contrairement aux êtres assommés de calmants qui l’entourent, ce robot si parfait se montre capable d’agacement comme le remarque Paul Bentley « Je ne savais pas que ça pouvait exister, un robot impatient, mais Spofforth était bien et bien en train de taper du pied »
Tout comme un être humain confronté aux incapacités de ses semblables, il se montre capable de lassitude, voire de "je m'en foutisme". De ce monde qui meurt, monde en décomposition à cause des inepties et des déficiences de fonctionnement qui entachent nombre des services nécessaires, Spofforth détourne le regard, se refusant à remédier aux multiples erreurs d’une administration et d’une économie mal gérées par des robots sans capacité de décision. « C’est pas mon problème ». Attitude typiquement humaine même si elle n’est pas très glorieuse.
Parfois cependant, par agacement plus que par souci d’efficacité, il met fin à un dysfonctionnement particulièrement criant : « Ce n’était pas qu’il se souciât particulièrement de l’humanité mais il avait horreur de voir des machines faire mal leur travail. Parfois il se considérait lui-même comme une machine et il se sentait responsable des autres »
Moi d’abord
Tout comme un être humain, Spofforth est capable de faire passer son intérêt propre avant celui des êtres qu’il est censé servir. Pour ce faire, il n’hésite pas à mentir, lorsque cela l’arrange, par omission ou de manière délibérée. Par exemple, pour vivre avec Mary Lou le rêve de l’homme dont on a utilisé le cerveau pour le créer, il use d’un prétexte pour la séparer de Paul Bentley, envoyant ce dernier au bagne pour un crime que lui-même l’a encouragé à commettre : l’usage illicite de la lecture.
Agissant ainsi, Il abuse de son pouvoir et s’en explique du mieux qu’il peut « je voulais seulement vivre avec toi comme l’homme dont je possède les rêves aurait pu le faire il y a des centaines d’années. Je pensais que ça pourrait m’aider à retrouver le passé qui erre aux confins de mon esprit… »
Les robots que l’on désigne aujourd’hui sous le terme d’intelligences artificielles seraient-ils capables de se retourner contre leurs créateurs ? La question n’est pas nouvelle. Déjà Isaac Asimov, dans les années 1940, a évoqué dans plusieurs de ses nouvelles une éventuelle duplicité des robots et les conséquences pour l’espèce humaine d’une possible émancipation de ces êtres qu’elle a créés de toutes pièces. De ce questionnement sont nées les trois lois de la robotique spécifiant qu’un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger ; qu’il doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres entrent en contradiction avec la première loi ; mais aussi qu’il doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n'entre pas en contradiction avec la première ou la deuxième loi.
Plus près de nous, l’informaticien et philosophe Jean Gabriel Ganascia n’hésite pas à parler de tromperie et de mensonge à propos des performances de ChatGPT qui fait la une des journaux et des revues. Il stigmatise notamment la manière dont celui-ci rédige des résultats soi-disant scientifiques dont les termes ne sont pas vérifiés, de sorte qu’il répand de fausses informations souvent virales.
Rêver les rêves d’un autre
Le robot Spofforth est habité par des rêves récurrents tout comme un être humain peut être obsédé par un insupportable passé. Ce qui l’obnubile, ce sont des souvenirs que l’on pourrait dire de seconde main, pris, par hasard dans le cursus d’une vie qu’il n'a pas vécue et dont il ne sait presque rien. C’est ce que perçoit Mary Lou qui partage son existence : « il me parle de ce rêve qui le hante depuis toujours… C’est très probablement ça qui a donné naissance à son désir de se comporter comme cet être humain depuis longtemps disparu, son désir de vivre une vie semblable à celle du détenteur original du rêve… ». C’est là que réside la véritable originalité de ce roman : Spofforth, seul de son espèce, est amoureux alors qu’il ne sait pas ce qu’est l’amour. Il est une machine comme il se plaît lui-même à dire mais il voudrait éprouver des sentiments.
L’explication que donne Walter Tevis de cette situation dérangeante est la suivante. Les robots de classe 9, la classe la plus élevée à laquelle appartient Spofforth, auraient été créés, dans un temps très anciens où l’espèce humaine n’était pas totalement dégénérée, pour faciliter la vie des hommes et des femmes en les déchargeant des tâches les plus ingrates.
En ce temps-là donc « tous les robots de sa série avaient été équipés d’une copie remaniée d’un même individu. C’était un ingénieur brillant et mélancolique du nom de Paisley… On effaça tout souvenir lié à sa vie antérieure et donc une bonne partie de ses connaissances… Il resta néanmoins quelques caractéristiques indésirables… des fragments d’anciens rêves, d’anciens désirs, d’anciennes peurs…. »
De sorte que Spofforth possède une intelligence émotionnelle en tous points semblable à celle des humains. Une intelligence qu’on pourrait définir comme la capacité d’analyser d’une part ses propres émotions et d’en tirer des ressources pour comprendre et orienter son comportement et, d’autre part, de distinguer les humeurs et émotions d’autrui pour interagir en société.
Le robot qui veut mourir
Comment peut-on vivre en rêvant les rêves d’un autre ? C’est là une situation intenable. Aussi les cent robots qui ont été, comme Spofforth, créés à partir de cette matrice humaine se sont-ils suicidés. Pour parer à ce problème, la programmation du dernier de cette classe a été modifiée pour qu’il ne puisse pas attenter à sa vie. Le voilà donc condamné à prolonger cette existence qu’il n’a pas souhaité vivre, jusqu’à ce que l’espèce humaine disparaisse, le délivrant du fardeau d’avoir à s’en occuper.
Le seul rêve qui lui appartienne en propre est celui d’enfin réussir à quitter cette vie qui n’a pas de sens : « Tout ce que je désire, Mary, c’est mourir… »
C’est sur ce profond désir qu’ouvre le roman, par une très belle scène : le suicide raté de Spofforth s’efforçant de sauter, comme chaque année, du haut de de l’empire state building de New York et, comme chaque année, échouant à en finir avec une existence vide de sens. « Je suis programmé pour vivre aussi longtemps qu’il y aura des êtres humains à servir. Je ne pourrai mourir que quand le dernier d’entre vous aura disparu… Vous…(Et soudain sa voix sembla exploser) Vous, les Homo sapiens avec votre télévision et vos drogues »
Pour parvenir à ses fins, il n’a pas hésité à profiter d’un bug dans le système de régulation des naissances : « Il y a eu un Plan Dirigé conçu pour réduire la natalité pendant une période d’un an. Une décision d’ordinateur. Mais quelque chose s’est détraqué et la natalité n’a jamais repris depuis. » Quoi de plus facile dès lors que de laisser la situation aller doucettement jusqu’à son terme vers une extinction humaine programmée ? « La plupart des pilules depuis ces trente dernières années contiennent un agent contraceptif… » avoue-t-il à Mary Lou qui l’assaille de questions lorsque, enceinte des œuvres de Paul, elle se découvre seule femme en capacité de procréer dans ce monde sans enfants. Seuls, elle-même et Paul Bentley qui, tout occupés de leur refus de cette société sans âme, se sont en effet très vite dépris des tranquillisants ont été protégés de leurs effets nocifs, et sont en mesure de créer une petite vie humaine.
Ce roman cristallise toutes nos peurs. Malgré tous ses défauts, ou peut-être à cause d’eux, Robert Spofforth y apparaît sous les traits d’un personnage complexe et attachant. Paul Bentley, qu’on pourrait considérer comme le héros, n’atteint son niveau d’humanité qu’après une série d’épreuves qui lui permettent d’acquérir une stature d’homme responsable.
Quand Walter Tevis a inventé cette intrigue, dans les années 1980, L’oiseau moqueur pouvait sembler une élucubration mais en ce mois de décembre 2023, au milieu du déferlement médiatique annonçant chaque jour de nouvelles compétences d’intelligences artificielles toujours plus sophistiquées, la réalité rattrape la fiction.
On annonce que des ingénieurs et des neuroscientifiques ont mis au point un ordinateur hybride du nom de Brainoware qui met en commun des neurones humains et un matériel informatique standard. Bien fort qui dira aujourd’hui ce que deviendra cette nouvelle technique mais on peut se poser la question d’une possible intégration entre l’homme et la machine. Ce pas, Walter Tevis l’a franchi voici plus de quarante ans même si pour le moment cela reste de la science-fiction. Mais pour combien de temps ?