LE PROBLEME DE TURING, Quand la science flirte avec la science-fiction
Publié par Claire Adélaïde Montiel, le 21 juin 2018 2.6k
Ce roman écrit à quatre mains par Harrison Ford, auteur de science-fiction et Marvin Minski, le scientifique mondialement connu pour ses recherches dans les sciences cognitives et l’intelligence artificielle a été publié pour la première fois en 1998, à une période où les interrogations sur l’Intelligence Artificielle étaient moins répandues qu’aujourd’hui Et de fait , la partie la plus réussie du livre est, sans conteste, tout ce qui touche à la création, par un jeune informaticien prodige, d’une Intelligence Artificielle qui présente d’extraordinaires capacités en mesure de rivaliser avec l’esprit humain.
L’intrigue policière, en revanche, souffre de quelques faiblesses et invraisemblances qui ne nuisent cependant pas à l’intérêt du roman mené à un rythme palpitant par deux auteurs de talent mais il est clair que le thriller n’est ici qu’un prétexte pour évoquer un thème essentiel aux yeux des deux auteurs, celui d’une humanité confrontée à une évolution dont elle se révèle incapable de mesurer l’impact.
Une lente reconquête
L’action commence le 8 février 2023. L’Intelligence artificielle que Brian Delaney, informaticien surdoué, a été invité à présenter au cœur du site ultra sécurisé de Mégalobe Industries aux plus hauts responsables de la société, est dérobée par de mystérieux agresseurs dont ni l’armée ni la police ne parviennent à retrouver la trace. Brian Delaney, qui a eu la présence d’esprit de se réfugier dans une chambre forte attenant au lieu de l’attentat, est le seul rescapé de la tuerie mais une balle a fracassé son crâne et détruit une partie de son cerveau.
Grâce à la virtuosité du Docteur Snaresbrook, il recouvre des bribes de souvenirs et une infime partie de ses capacités mais, en raison de la violence des destructions subies, dans le cerveau de chair de Brian, la chirurgienne implante un processeur de grande puissance. C’est donc un homme augmenté qui reconstitue peu à peu sa mémoire, retrouve sa personnalité et s‘efforce de reprendre ses recherches initiales dont il n’a gardé aucun souvenir. Et c’est avec l’aide de ce même médecin, en observant ce qui se passe en lui lors de la reconstruction de sa propre mémoire que Brian analyse la manière dont fonctionne son esprit et parvient à créer une Intelligence Articifielle bien supérieure à la première. Car, constate-t-il la création d’une IA, « ce n’est pas de la programmation conventionnelle. C’est plutôt comme si on inventait l’anatomie d’un cerveau : trouver quelles sections du cortex et du cerveau moyen sont interconnectées, par quel type de faisceaux et de quelle taille ». Le Docteur parachève leur œuvre commune en chargeant les données du cerveau de Brian dans la machine à laquelle celui -ci se préoccupe de fournir les moyens d’apprendre de manière autonome à partir de l’expérience afin qu’elle soit en mesure de ne pas dépendre des hommes pour évoluer.
Malgré un déploiement de forces considérables, l’enquête policière demeurant au point mort, Brian Delanney, étroitement surveillé par l’armée en raison du risque d’attentat toujours présent, prend conscience qu’il n’y aura pas de terme à son enfermement. Prisonnier sur parole, le jeune informaticien qui a failli être privé de son cerveau par ses agresseurs se retrouve de fait privé de vie. Une situation à laquelle il tente de mettre fin avec l’aide de Sven, l’IA qu’il a créée. Echappant à ses « protecteurs » qu’il considère comme ses geôliers, il se lance à la recherche de ses agresseurs pour tenter de faire cesser la traque dont il est l’objet. Mais ce qu’il découvre de cette sombre affaire d’espionnage industriel aux multiples ramifications étatiques le persuade qu’ii n’y a plus désormais pour lui aucun endroit sûr en dehors du complexe industriel étroitement surveillé dont il avait rêvé de s’évader.
Le plus humain des deux
A maints égards Sven, l’IA créée par Brian, bien que d’allure monstrueuse, apparaît plus humaine que son concepteur. En effet, très vite, Sven qui a développé de multiples compétences exige de changer de nom, demandant à être désigné par le terme Intelligence Machinique « Je trouve le terme « artificielle » à la fois méprisant et inexact. Mon intelligence n’a rien d’artificiel, mais je suis une machine ». Il se pose la question de la survie de sa mémoire, imagine des plans pour obtenir ce qui lui tient à cœur : des processeurs suffisamment puissants pour lui permettre d’engranger toujours plus de connaissances. Devant les réticences de son concepteur, ii apprend à mentir, espionne les conversations privées de Brian et celles de son entourage, usurpe son identité pour faire des achats qui lui ont été refusés parce que trop coûteux.
Dès lors se posent pour l’informaticien les questions de l’éthique et de la morale qui restent à inculquer à cette IA dont l’évolution rapide le dépasse. Il ne faut pas longtemps pour que celle-ci se mêle de juger les êtres humains « je ne voudrais pas être méprisant mais vous autres humains êtes à peine conscients de ce qui se passe dans votre esprit. Il vous est impossible de vous rappeler ce qui s’est passé il y a quelques instants. Alors que mon cerveau B peut stocker des archives beaucoup plus complètes de mes processus mentaux »
Tandis que Brian Delaney, sans cesse menacé de mort en raison de son génie même, s’enferme dans une solitude désespérée et adopte une attitude de plus en plus rigide et de moins en moins humaine, Sven, grâce à ses apprentissages successifs et à sa découverte des sentiments, gagne en humanité, n’hésitant pas même à se sacrifier pour sauver son créateur .
Un thriller riche de rebondissements et de péripéties qui, avec quelques décennies d’avance, se fait le reflet des thèmes préoccupant la société actuelle et des peurs qui l’habitent. Brian et Sven posent la fondamentale question de l’avenir de l’humanité et, malheureusement, le dénouement de ce roman foisonnant et riche en péripéties n’est pas de nature à nous rassurer.