Le mage du Kremlin, de Giuliano da Empoli
Publié par Claire Adélaïde Montiel, le 13 mars 2023 19k
Giuliano da Empoli, essayiste et conseiller politique, signe avec Le mage du Kremlin un livre touffu que complique un constant aller-retour entre des acteurs réels de l’histoire contemporaine russe et le personnage titre, le mage du Kremlin qui ne s’inspire qu’en partie de l’histoire de Vladislav Sourkov jamais nommé. La majorité des traits du personnage sont pourtant bien ceux de la personne réelle que le célèbre champion d’échecs de nationalité russe, Gari Kasparov, a défini comme le Raspoutine de Poutine.
Documentaire ou roman ?
Les raisons de ce travestissement, si on peut parfaitement les comprendre, brouillent quelque peu à certains moments, la perception que le lecteur peut avoir du livre. Roman, comme l’indique la page de titre ? témoignage historique comme le laissent penser nombre de personnages qui existent dans la réalité et les faits réels parfaitement vérifiables qui sont relatés ?
Au roman appartiennent les origines et le nom du personnage principal Vadim Baranov que rencontre le narrateur au début du livre. A l’Histoire, Vladislas Sourkov qui a servi de modèle pour le personnage. Comme Sourkov, Baranov est présenté comme le conseiller particulier de Vladimir Poutine. Comme Sourkov, Baranov a organisé pour celui qu’il nomme « le Tsar » la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques d’hiver Sotchi en 2014 par lesquels Poutine a témoigné sa volonté de rendre sa fierté à la Russie. Comme lui, il a démissionné ou a été limogé en 2020, l’histoire à ce propos n’est pas très claire.
Au roman encore appartient le narrateur omniscient qui rencontre Baranov/Sourkov dans les premières pages du livre et qui nous introduit dans la Russie de Poutine au cours des dernières années avant l’invasion par celle-ci de l’Ukraine. Pour notre plus grande édification, tout au long de ce livre virtuose, la réalité et la fiction se confondent pour créer un hallucinant voyage dans l’Histoire de notre siècle.
Un homme fascinant et composite
Comme son modèle, Vadim Baranov est un homme cultivé, passionné de littérature qui connaît bien l’œuvre de l’écrivain Zamiatine, l’homme qui a essayé d’arrêter Joseph Staline, son contemporain et ami avant qu’il ne mette en place sa politique de répression. Il est, tout comme son modèle, producteur de télévision, créateur de pièces théâtrales satyriques d’une rare violence et l’organisateur de manifestations grandioses destinées à magnifier pour le peuple russe et pour le monde le personnage du Tsar.
L’intrigue foisonnante donne leur place à l’amour et au danger car côtoyer les puissants d’une Russie menée par Poutine n’est pas exempt de risques. Baranov/Sourkov a tout vu et tout compris de ce qui s’est passé en Russie dans cette période d’avant l’invasion de l’Ukraine. Il a été un témoin majeur de ce jeu dangereux qui se jouait et, s’il a eu l’intelligence de s’écarter avant d’être broyé par le système, il dit expressément n’avoir jamais conspiré contre le pouvoir qu’il a fidèlement servi au prix, souvent de compromissions qui nous paraissent inacceptables. C’est sans doute la raison pour laquelle Sourkov est aujourd’hui toujours vivant dans une villa proche de Moscou contrairement à bien des puissants éliminés de diverses manières. (emprisonnements, mort subites, et autres manières de juguler d’éventuels opposants.)
Le véritable héros du roman
Contrairement à ce que semble suggérer le titre, le personnage principal du roman n’est pas Baranov/Sourkov mais bien Vladimir Poutine présent tout au long des presque trois cents pages de l’ouvrage et dont l’auteur dresse un portrait au vitriol. Au début de son « règne », il apparaît comme « un blond pâle aux traits décolorés portant un costume en acrylique beige…. A cette époque le Tsar n’était pas encore le Tsar : de ses gestes n’émanait pas l’autorité inflexible qu’ils acquerraient par la suite et, bien que dans son regard on devinât déjà la qualité minérale que-nous lui connaissons aujourd'hui, celle-ci étant comme voilée par l'effort conscient de la tenir sous contrôle"
Le grand modèle de Poutine, c'est Staline. Il s’applique à lui ressembler en tous points car il attribue sa réussite et sa longévité au pouvoir à sa férocité : « Vous les intellectuels ... vous pensez que Staline est populaire malgré les massacres. Eh bien vous vous trompez, il est populaire à cause des massacres. Parce que lui au moins savait comment traiter les voleurs et les traitres". Dans son œuvre, écrit l’auteur, Staline a appliqué à la lettre l’injonction de Lénine : « Il est nécessaire de rêver » mais le seul rêve permis est celui de Staline ; « tous les autres doivent être supprimés »
La prise du pouvoir et sa conservation contre vents et marées s’apparente à un art « Quand on y pense, la première moitié du vingtième siècle n’aura été au fond rien d'autre que cela : un affrontement titanesque entre artistes. Staline, Hitler, Churchill… Aujourd’hui les artistes sont de retour. De quelque côté que vous vous tourniez, il n’y a que des artistes d’avant-garde qui prétendent non pas décrire la réalité mais la créer. »
Quels que soient les incidents de parcours, peu importe la justice. Il faut que le chef de l'Etat affirme sa puissance à la face de tous. Baranov analyse les procès staliniens du passé comme des super productions hollywoodiennes où, pendant des mois, chacun joue son rôle sur un scénario que les accusés sont obligés par divers moyens de pression de jouer. Puis quand tout est bien en place, le spectacle peut commencer.
La verticale du pouvoir
Pour égaler Staline, Poutine s’attache à créer l’axe vertical du pouvoir, celui du chef qui décide et soumet. Pour ce faire, il s’attache tout un groupe d’affidés qui dépendent totalement de lui et sont à ses ordres et il s’appuie sur ce qu’il y a de pire dans la société russe mettant les bandits au service d’un pouvoir assassin.
C’est ainsi que Baranov recrute pour lui Alexander Zaldostanov et ses loups de la nuit, des êtres dangereux qui ne jurent que par la violence et la mort et sont prêts à tous les crimes au nom de la fraternité, de la force et de l'amour de la patrie et de sa grandeur.
Il recrute également tous ceux qui, dans la société russe, font de la violence leur credo « Ainsi peu à peu je les ai tous recrutés : les motards et les hooligans, les anarchistes et les Skenheads, les communistes et les fanatiques religieux, l'extrême droite, l'extrême gauche et presque tous ceux qui étaient au milieu...". Il traite avec Evgueni Prigojine qui hante actuellement nos écrans avec l'armée privée Wagner.
Pour construire un pouvoir vraiment fort, il faut aussi pratiquer la guerre de l’information : affirmer sciemment le contraire de ce qui est, pratiquer le mensonge comme un art, accentuer les haines de chacun, utiliser les fausses nouvelles pour assurer le triomphe de la croyance sur la connaissance. En fait, utiliser les « fake news » comme un moyen de gouvernement. Qu’importe que ces manipulateurs se fassent prendre en flagrant délit. Au contraire, affirme Baranov/Sourkov cela ne peut que les servir « Ainsi, partout, nos premiers propagandistes deviendront ceux qui nous accuseront de comploter contre la démocratie… Ce sont eux qui vont construire le mythe de notre puissance…qui passera ainsi de la légende à la réalité… C’est ce qui est bien en politique, ce qui fait croire à la force l’augmente considérablement. »
Un livre qui fait froid dans le dos
On ne quitte pas ce livre sans malaise. Edité en avril 2022, il éclaire d‘un jour cru les évènements de l’invasion de l’Ukraine par une Russie qui multiplie les crimes de guerre et les affirmations mensongères.
On pense à ces œuvres prémonitoires que furent le roman de Georges Orwell, 1984 et, au cinéma, Docteur Folamour de Stanley Kubrik ou Viva la muerte de Fernando Arrabal. C’est cette même négation de la démocratie, du libre arbitre, ce même refus de toutes nos valeurs -respect humain, tolérance, liberté-, qui animent Poutine. La montée en puissance d’un profond amour de la mort se manifeste jusque dans son apparence : "Son visage a déjà acquis la pâleur marmoréenne de l’immortalité… l’idéal du Tsar serait … un cimetière dans lequel il se découpe seul, vertical, unique survivant de tous ses ennemis et même de ses amis de ses parents et de ses enfants… peut être même de Koni (son labrador adoré)…(comme Caligula) le seul trône qui lui apportera la paix est la mort. »
Mais Baranov va plus loin. Dans une conclusion qui fait froid dans le dos, il évoque la fin de l’humanité au profit d’un monde gouverné par les machines. « L’histoire de l’humanité se termine avec nous… Après, il y aura encore quelque chose mais ce ne sera plus l’humanité. Aujourd’hui déjà nous avons transféré à la machine la plus grande partie des attributs que les anciens assignaient à Dieu… Il ne manque que l’immortalité et la résurrection, mais nous y arrivons. »
Ces termes qui expriment un profond dégoût de la vie apportent une digne conclusion à la description d’un théâtre politique où l’humain n’a déjà plus sa place. Par cette œuvre remarquable Giovanni da Empoli invite le lecteur à la résistance face à cette montée de l’absolutisme et à une réflexion sur les valeurs qui lui sont essentielles.