LA SERVANTE ECARLATE
Publié par Claire Adélaïde Montiel, le 11 août 2017 3.4k
De Margaret Atwood
Quand le roman dénonce les errements de nos sociétés
Le genre, drame post-apocalyptique, n’est pas nouveau. Depuis un siècle, la littérature de science-fiction a mis à l’honneur la spéculative fiction qui, à partir du présent et de ses errements envisage un avenir où tous les traits de le société actuelle sont poussés jusqu’à l’absurde.
Après la première guerre mondiale, en 1932 Aldous Huxley dans « Le meilleur des mondes » entraînait son lecteur vers le centre d'Incubation et de conditionnement de Londres-Central où d’immenses couveuses abritaient des foetus artificiellement fécondés qui subissaient ensuite dans des salles de conditionnement les stimuli destinés à assurer leur bonheur futur dans une société parfaite. En 1949, Georges Orwell qui avait assisté aux horreurs de la guerre d’Espagne, plaçait au centre de son roman « 1984 », la figure de Big Brother devenue une métaphore des régimes totalitaires. En 1972, Robert Merle dans « Malevil » mettait en scène une communauté de survivants, retranchée dans un château après une guerre nucléaire. En 1985 parut « La servante écarlate » de Margaret Atwood. Quatre époques de notre histoire récente, quatre romans ayant pour cadre des univers totalitaires semblables et différents régis par la même volonté de faire la chasse au plaisir, à la fraternité, au bonheur de vivre, en un mot de nier l’humain au nom de théocraties puritaines.
Le roman de Margaret Atwood se situe dans une époque indéterminée dont on sait seulement qu’elle est postérieure à la prise en main de la république Gilead par un pouvoir totalitaire. « C’était après la catastrophe, quand ils ont abattu le Président, mitraillé le Congrès et que les militaires ont déclaré l’état d’urgence. Ils ont rejeté la faute sur les fanatiques islamiques à l’époque ». Après ces « évènements », la machine s’est mise en marche : journaux censurés, fermeture des lieux de « vice », interdiction faite aux femmes de travailler et de posséder des biens propres, rapt des enfants, enfermement des femmes dans des prisons-couvents destinées à les conditionner avant leur attribution à des fins de procréation des familles « honorables ».
Ce roman dépeint un monde codifié jusque dans ses moindres détails, une société de caste où les costumes ont pour fonction d’indiquer le rôle que chacun est tenu d’y jouer : habit de nonne rouge avec une coiffe blanche limitant la vision de l’extérieur pour ces outils de procréation que sont les servantes écarlates, vêtement vert pour les Martha, nom générique des servantes assurant les tâches quotidiennes, couleur bleu lavande pour les épouses, costume sombre pour les maitres. Le vêtement, un uniforme, a pour fonction de marquer la place de chacun dans cette société sans avenir, sans projet, sans histoire autre que l’histoire officielle.
Le temps d’avant a existé pourtant. La servante écarlate dont le nom, Defred, marque qu’elle est la propriété de Fred, le commandant, en garde le souvenir. Au cours des longues journées inoccupées, tout le travail étant assuré par les Martha, elle se rappelle par bribes son amie Moira, le travail qui était le sien « toutes les femmes avaient un job : difficile à imaginer à présent, mais des milliers, des millions de femmes avaient un job. C’était considéré comme une chose normale ». Elle se souvient de son mari, Lucke et de sa petite fille qui lui a été arrachée pour être élevée par une famille proche du pouvoir selon un schéma que toutes les sociétés totalitaires ont mis en place dans notre histoire récente. Par bouffées lui revient en mémoire le monde dans lequel elle vivait, semblable au nôtre avant l’avènement d’un régime invisible et omniprésent visant à prendre le contrôle des femmes et de leurs fonctions reproductrices.
Dans cette société, tous les êtres humains, quel que soit leur rang, souffrent de la même absence de liberté de mouvement, de parole et de pensée. Soumis au feu roulant des regards, des jugements, ils ne peuvent se permettre que de minuscules transgressions avec, en filigrane, la permanente crainte de la sanction suprême : la mort et l’exposition sur le mur des condamnés, la tête dans un sac, un écriteau décrivant le « crime » sur la poitrine ou encore l’exécution publique, moment de folie organisée pour permettre aux femmes devenues bourreaux d’oublier, fugacement, leur frustration.
Que reste-t-il aux êtres humains dans ce monde où le plaisir est considéré comme un crime, l’amitié interdite, la tendresse hors la loi ? où les épouses souffrent aussi, de même que les maîtres soumis à un rituel qui fait de la copulation avec leur servante écarlate une obligation, tout plaisir exclu, à seule fin de procréer. Pour ne pas céder à la folie dans cette société étouffante, maîtres et esclaves, chacun à leur manière, frondent l’autorité. Le commandant rencontre en cachette Defred pour jouer au scrabble, pour se rendre dans « un lieu de plaisir »clandestin ou pour simplement être embrassé « gentiment, comme pour de vrai ». L’épouse, condamnée par décret à croire en la fertilité de son époux, se fait complice de rendez-vous secrets entre la servante qui demeure stérile et le chauffeur de la maison tandis que la servante dont on ne connaîtra jamais le vrai nom survit de son mieux en mettant en place des stratégies. « Ce qu’il me faut, c’est une perspective… la perspective est nécessaire… Autrement l’on vit le visage écrasé contre un mur… je dois oublier mon nom secret et tout ce qui était avant. Je m’appelle maintenant Defred, et c’est ici que je vis ».
Comme dans les pièces de Molière, le dénouement heureux protège, au prix de l’invraisemblance, le lecteur du désespoir que pourrait engendrer pareil tableau.
Il reste que ce n’est pas un hasard si le livre de Margaret Atwood qui connut au moment de sa parution un énorme succès réapparaît dans les librairies pour une seconde carrière tout aussi prometteuse. Si la problématique est éternelle, l’époque que nous vivons mérite que l’on actionne l’alarme. Les récentes mesures anti-planning familial et anti-IVG mises en place aux Etats-Unis depuis l’investiture de Donald Trump, les enlèvements de femmes par Daech…
Les hommes d’aujourd’hui, et plus encore les femmes, sont fondés à se demander de quoi leur futur sera fait.
A lire également : l'article de Macha Séry. Le Monde. Vendredi 28 juillet 2017