La légende Grigori Perelman
Publié par Frédéric Toulzat, le 24 octobre 2018 16k
Dimanche 7 octobre 2018, j'étais présent à la fête des maths organisée par Fermat Science à Beaumont-de-Lomagne. L'occasion de participer aux festivités, certes, mais aussi de faire mes emplettes au stand tenu par la librairie-tartinerie de Sarrant.
Pour 9 euros, j'ai ainsi fait l'acquisition du livre de Masha Gessen : "la légende Grigori Perelman - dans la tête d'un génie". Les aficionados de mathématiques connaissent forcément Grigori Perelman et le "fait d'armes" qui l'a rendu célèbre pour l'éternité : la démonstration de la conjecture de Poincaré.
Ce livre est avant tout une biographie, écrite dans un style concis, typique du journalisme d'investigation, où l'on va à l'essentiel. Il est donc d'accès facile et ne demande pas de connaissance mathématique. L'auteure est d'ailleurs une journaliste.
Grigori Perelman est actuellement un homme secret qui vit coupé du monde dans sa ville natale de Saint-Petersbourg. L'auteure n'a donc pu l'interroger ni lui, ni sa proche famille. Son investigation s'est concentrée sur les mathématiciens et enseignants qui l'ont côtoyé et formé, et aussi sur l'histoire des mathématiques sous l'ère soviétique. A côté des dérives du lyssenkisme, des purges dans l'appareil universitaire et des discriminations en particulier envers les juifs, certaines sciences, dont la mathématique, ont pu survivre, voire d'une certaine manière s'épanouir. En URSS, cela s'est fait sous l'impulsion entre autres de Nikolaï Louzine. La mathématique soviétique a ainsi pu s'enorgueillir d'avoir enfanté certains des esprits les plus brillants du XXème siècle, le plus emblématique étant Andreï Kolmogorov.
Dans les années 1970, à Saint-Petersbourg alors Leningrad, Sergueï Roukchine anime un club de mathématiques pour adolescents, qui va devenir une "usine à champions". C'est ce club qui va révéler le jeune Grigori Perelman (né en 1966), placé là par sa mère Lubov sur les conseils d'un ancien professeur de celle-ci.
La famille Perelman est juive mais Grigori va se révéler tellement brillant que les discriminations ne pourront l'affecter et qu'il n'en aura probablement même pas conscience. Le récit retrace son parcours : la première place aux olympiades internationales de mathématiques de 1982, son orientation vers l'étude de la topologie géométrique, son entrée à l'institut Steklov et le premier résultat qui lui apportera une reconnaissance de niveau mondial : la démonstration de la "conjecture de l'âme" en 1994. Puis Perelman va se mettre en retrait du milieu mathématique. On pense qu'il travaille sur la théorie des espaces d'Alexandrov et qu'il est allé rejoindre la cohorte des chercheurs en mathématiques qui se "perdent" dans des questions aux circonvolutions trop nombreuses. Mais Perelman sait que les espaces d'Alexandrov constituent un champ de travail trop vaste et complexe. Il s'est attaqué dans le plus grand secret à un problème d'une extrême difficulté, mais dont le champ théorique est clairement défini et circonscrit : la conjecture de Poincaré.
La conjecture de Poincaré a été faite au début du vingtième siècle par Henri Poincaré et énonce un résultat d'équivalence topologique dans un espace de dimension 4, entre les variétés (objets de dimension 3) possédant certaines propriétés et une hyper-sphère de même dimension. Le livre rappelle les progrès effectués tout au long du siècle dernier. L'équivalent de la conjecture dans tous les espaces de dimension autre que 4 est démontré. Dans les années 1970, le mathématicien américain William Thurston formule une conjecture plus générale qui, si elle était démontrée, induirait automatiquement la véracité de la conjecture de Poincaré. En 1982, Richard Hamilton, autre mathématicien américain, propose un programme d'attaque de la conjecture de Thurston, basé sur un outil mathématique appelé "flot de Ricci". Puis plus rien : le programme semble être une impasse. En 2000, l'institut Clay, principalement dans un souci de prosélytisme des mathématiques, établit une liste de 7 problèmes, dits "problèmes du millénaire", et promet un prix d'un million de dollars à quiconque sera capable de résoudre l'un deux. Dans ces 7 problèmes, on retrouve la fameuse conjecture de Riemann, unanimement considérée comme le Graal des mathématiciens, mais aussi la conjecture de Poincaré. Le but est bien de faire par le "buzz" la promotion des mathématiques car beaucoup pensent qu'aucun des problèmes, tous d'une extraordinaire difficulté, ne sera résolu avant plusieurs décennies. Mais, indifférent à tout cela, Grigori Perelman est au travail depuis déjà quelques années.
Fin 2002, de manière inattendue et 2 ans seulement après l'annonce de l'institut Clay, Perelman va publier sur internet un premier article d'une quarantaine de pages, très condensé, dont les spécialistes comprennent assez vite qu'il ouvre la voie vers la conjecture de Thurston et donc celle de Poincaré, en suivant le programme de Hamilton. L'article sera suivi d'un autre puis d'un troisième et dernier un juillet 2003. Entretemps, Perelman va aller aux Etats-Unis pour expliquer ses avancées. La précision des explications qu'il apporte persuade vite qu'il a fait tomber un à un tous les obstacles qui semblaient avoir plongé le programme de Hamilton dans une impasse. Il faudra plusieurs mois de lourds travaux de vérification pour que la communauté mathématique en soit définitivement convaincue : Grigori Perelman a démontré la conjecture de Poincaré. En 2006, la prestigieuse médaille Fields lui est décernée, puis l'institut Clay lui propose le prix du millénaire en 2010.
Mais, dès 2003, Perelman est retourné chez lui à Saint-Petersbourg et, contre toute attente, il va se retirer progressivement mais irréversiblement du monde des mathématiques. L'auteure émet l'hypothèse que Perelman a été profondément déçu de la relative froideur avec laquelle ses résultats ont été accueillis de la part de ses pairs, en particulier Hamilton lui-même. Déception qui serait exacerbée par le syndrome d'Asperger qui visiblement l'affecterait. Perelman démissione de l'institut Steklov et se retire irrémédiablement dans le cocon familial de l'appartement, qu'il partage encore avec sa mère à Saint-Petersbourg. Son ancien professeur Sergueï Roukchine sera le dernier à conserver des contacts. Perelman refuse la médaille Fields, puis le million de dollars du prix du millénaire, c'est-à-dire les honneurs et l'argent.
Ce destin, qui rappelle forcément celui en France d'Alexandre Grothendieck, ferait presque de Grigori Perelman un héros de légende : il a vaincu le dragon mais il ne veut ni de la princesse ni du royaume.
L'intérêt majeur du livre est donc son personnage principal. Le résumé que j'en ai fait est cependant loin d'en retranscrire l'essence et le lecteur, même réfractaire aux mathématiques, prendra plaisir à en connaître les détails, en particulier les nombreuses anecdotes qui l'émaillent. Par exemple, l'improbable rencontre entre Andreï Kolmogorov, alors un vieillard, et l'adolescent Grigori Perelman, ou encore le scandale fait par Perelman pour avoir un jour été trop payé par l'université.