L'Arbre-Monde de Richard Powers
Publié par Claire Adélaïde Montiel, le 25 avril 2020 4.1k
En cette période de confinement, Il n’est pas inutile de relire L’ Arbre-monde, roman de Richard Powers paru en 2018, qu’on pourrait dire prophétique. La littérature et la science ont partie liée. Le scientifique réfléchit, mesure, coordonne, cherche des outils pour mieux comprendre, remet en cause toutes les allégations. Rien n’existe pour lui de ce qui n’est pas prouvé. Le romancier, le poète donnent à voir et à ressentir, nous plongent au cœur des évènements. Là où les dendrologues accumulent des données et en tirent des conséquences, Richard Powers choisit de donner la parole aux arbres : L’arbre dit : « le soleil et l’eau sont des questions qui méritent sans fin des réponses…. Une chose peut voyager partout, rien qu’en restant immobile.»
Ce roman est tout particulièrement d’actualité en ce temps où nous nous retrouvons enfermés dans nos maisons pour une durée que personne ne peut fixer en attendant que le virus qui infecte le monde entier perde de sa nocivité. Des scientifiques et des penseurs ne cessent de nous inviter à réfléchir sur les causes profondes de ces épidémies qui, de trois ans en trois ans, paralysent tel ou tel pays et dont le bouquet final, comme dans un feu d’artifice bien organisé, semble être la pandémie qui a touché, début 2019, la planète entière. Bouquet final ou coup de semonce ? D’aucune n’hésitent pas à nous avertir qu’il est temps de réfléchir à la manière dont nous habitons le monde, nous qui nous croyons propriétaires de toutes les richesses de la planète.
Découpé en quatre parties : Racines, tronc, la cime, les graines, L’arbre-Monde roman en forme d’arbre, évoque les crimes de l’espèce humain contre leur environnement, contre la Terre dont on peut penser qu’elle est vivante « non pas comme la voyaient les Anciens –une Déesse sensible douée d’un dessein et de prescience- mais vivante comme un arbre… ». Ces arbres qui, selon Adam Appich l’un des personnages du roman dont la voix se confond avec celle de l’auteur sont «un passage entre terre et ciel».
Ces arbres, précisément, qui ont peuplé la Terre bien avant les êtres humains, créant la forêt cette « immense créature clonale unique et multiple » qui existe aux dires de la dendrologue Patricia Westeford « depuis des millions d’années », les bûcherons de l’Ouest américain les massacrent à la tronçonneuse, transformant en déserts arides les sites autrefois grouillants de vie. « On ne peut même pas appeler ça une clairière. Appelons ça la lune. Un déserte de souches s’étend devant lui. Le sol saigne en terril rougeâtre mêlé de sciure et de brûlis. Dans toutes les directions, à perte de vue, ça ressemble à une gigantesque volaille plumée. Comme si les rayons de la mort extra-terrestre avaient frappé et que le monde demandait la permission de finir »
Dans ce roman choral, Richard Powers donne vie à huit personnages qui semblent n‘avoir rien en commun sauf que, chacune de ces vies a été transfigurée par la rencontre avec un arbre totem. Pour Nicolas Hoel le châtaigner ; pour Mimi Ma le mûrier ; pour Adam Appich l’érable ; Ray Brinkman et Dorothy Cazaly, le tilleul ; Douglas Pavlicek , le figuier banian ; Neelay Mehta le séquoia sempervirens ; Patricia Wersterford le chêne ; Olivia Vandergriff le cèdre. Au fil des pages, les destinées s’entrelacent et se tissent. Des intrigues se nouent, des couples se forment, des évènements se produisent, formant une série d’embranchements, se densifiant, pour créer une puissante ramure qui, selon les règles d’« une mathématique étrange et magnifique régit et sous-tend la centaine de branches, le millier de ramilles, la dizaine de milliers de brindilles» de l’Arbre-Monde.
La branche maîtresse de cette énorme construction livresque est l’action des Sauveteurs de la forêt autour de l’emblématique personnage de Mère N. qui s’est donnée pour mission de dénoncer le saccage organisé par les forestiers . Leur combat est perdu d’avance. Contre la force brutale qui s’exerce contre eux, leurs outils sont dérisoires : des menottes pour s’enchaîner aux géants menacés, une occupation par des militants des séquoias les plus prestigieux, pour les protéger de leurs bourreaux, des livres et des conférences pour informer le public de la vie souterraine des arbres. Face à eux, les armes utilisées par les bucherons sont les tronçonneuses, par la police les lance-flammes, le gaz poivre dans les yeux et les poumons des belligérants au risque de les mettre à mal et de les mutiler. Après la mort soi-disant accidentelle e Mère N. et de son fidèle lieutenant Moses dans un attentat, les agneaux se transforment en loups. Un petit groupe d’entre eux choisit de pratiquer à son tour cette violence qu’ils avaient jusque-là refusé et perpétuent une série d’attentats terroristes jusqu’au drame final.
Ce combat titanesque entre les hommes et les arbres, ce sont les hommes qui vont le gagner au détriment de la nature et de l’humanité. Les défenseurs de la forêt, idéalistes maladroits, au nom de leur volonté de protéger les arbres, nient les besoins de toute une population de bûcherons dont la survie dépend des abattages. Eux aussi brandissent leurs banderoles « BUCHERONS : LA VRAIE ESPECE MENACEE. LA TERRE D’ABORD ! ET ENSUITE ON RASERA LES AUTRES PLANETES.
La lutte que mènent contre les défenseurs des arbres des sociétés multinationales aux puissantes protections, aboutit en revanche à une victoire totale puisque la justice des hommes les confirme, au nom de la propriété privée, dans leur droit de détruire, pour leur seul profit, le bien commun de l’humanité. « C’est alors qu’Adam comprend : l’espèce humaine est profondément malade. Elle n’en a plus pour très longtemps. C’était une expérience aberrante. Bientôt le monde sera rendu aux intelligences saines, les intelligences collectives. Les colonies et les ruches. »
Peut-on dire pour autant, comme on l’entend ici ou là, que la terre se venge des hommes qui la maltraitent ? Ce serait bien présomptueux. Elle a existé bien avant les humains, elle leur survivra probablement encore des millénaires après leur extinction, si extinction il y a. La question centrale du livre, c’est encore Adam Appich qui la pose : Combien de temps il nous reste avant de détruire le monde autour de nous ?... Une croissance exponentielle dans un système fini mène à l’effondrement mais les gens ne le voient pas… L’autorité des humains en faillite »
Un roman magnifique et désespéré qui ouvre tout de même, en conclusion, sur deux échappatoires que le lecteur découvrira s’il se donne la peine de lire jusqu’au bout cette oeuvre foisonnante. Celle de Neelay Metha qui crée, par les jeux numériques de sa société nommée, comme par hasard, Sempervirens, un autre monde où les humains ne sont que des avatars dont les dégâts n’ont pas de conséquences dans la réalité et celle inventée par Patricia Westerford, la dendrologue, qui dépense tous les gains de la vente de ses livres pour créer une banque de semences destinée à faire en sorte que la mémoire des arbres abattus ne soit pas perdue à jamais. Deux manières de combattre l’incurie humaine face à la nature.
Richard Powers lui-même met en œuvre une troisième manière de combattre. Il crée, grâce à ce livre, une lanterne magique qui nous « plonge dans la souffrance réelle d’êtres imaginaires ». Avec Dorothy, un autre de ses personnages, il nous invite à nous interroger: « Quelle est cette chose qui me serre le cœur comme si ça avait un sens ? Qu’est-ce qui donne à ce lieu inventé tant de pouvoir sur moi ? Simplement ça : un aperçu d’une femme qui ne sait même pas qu’elle a été inventée, et qui reste vaillante face à une intrigue inéluctable »