Crépuscule de Philippe Claudel (Editions Stock)
Publié par Claire Adélaïde Montiel, le 10 février 2023 880
En cette période où chacun s'interroge sur l'utilisation massive des fake news pour créer des mouvements d'opinion, le roman de Philippe Claudel apporte un éclairage sur les mécanismes qui permettent de justifier l'injustifiable et de se concilier la passivité des foules. Une oeuvre plus qu'utile, nécessaire !
C’était une petite ville triste située à l’Est, où il ne se passait rien, près d’une frontière. Laquelle ? Tout ce que le lecteur en saura, c’est qu’on est dans « un vieux monde qui s’affaissait dans un sommeil épais et s’enroulait dans sa léthargie comme un escargot fainéant baille dans sa coquille ». On est dans un monde comme endormi, « un repli paradoxal à ciel ouvert dans lequel avait prospéré depuis des siècles et cela malgré la présence souvent menaçante de la Frontière, le sentiment d’un confortable abandon. »
De l’autre côté de la Frontière toute proche, « dans le pays dont la bannière se frappait d’un croissant d’or, c’était au contraire un sang jeune qui faisait trembler les temps, et qui puisait sa force dans une ferveur fougueuse, turbulente et fanatique… On disait que chaque semaine naissait là-bas une nouvelle mosquée, et on songeait que, jadis il y a bien des siècles, c’était les hautes cathédrales qui surgissaient ainsi en pays chrétien ». Voilà le cadre posé.
Des braises prêtes à s’embraser
La petite ville est un lieu morne. Jamais rien ne s’y passe que le froid et les tempêtes liées à un climat cruel. Les deux religions y coexistent sans querelle.
Mais soudain tout change avec la mort brutale de jan Igor Seïd Pernieg, 70 ans, curé de son état qui n’est pourtant ni très aimé ni même regretté. Dans ce pays féroce habité par des êtres qui ne le sont pas moins, créant une société à l’image de ce territoire ingrat, l’action démarre en douceur par ce qui ressemble à un fait divers constituant l’allumette qui va embraser les braises. « Ainsi tout se mettait en place. Ne manquait plus que le craquement pour que l’allumette s’enflamme et que la tragédie connaisse son dernier acte. Chacun avait son rôle distribué, duquel il ne pouvait sortir. C’est sans doute là ce que les hommes appellent le destin, terme pompeux qui sert à les grandir, ou la fatalité, autre vocable plus à même de les excuser. »
Puis on s’achemine inexorablement vers la catastrophe.
Un héros dérisoire
Le héros de ce roman foisonnant semble être Nourio, capitaine du poste de police, personnage falot et suffisant, toujours à la limite du grotesque dont un caricaturiste aurait fait son régal. Etranger à la petite ville, il s’y ennuyait jusque-là en attendant le grand œuvre capable de changer sa vie, mais avec ces éléments nouveaux et ce qui grouille autour de lui, il ne tarde pas, après un moment de puérile exaltation, à se sentir quelque peu dépassé.
Avec le narrateur, le lecteur suit ses faits et gestese et pénètre ses pensées. Ecartelé entre son rêve d’une réussite qui tarde à venir et ses pulsions sexuelles qui le poussent à user et abuser du corps de sa femme, pauvre être épuisé par les tâches de la maisonnée engendrées par ses grossesses à répétition tandis qu’il fantasme sur la beauté de la jeune Lémia, il perd peu à peu le contrôle de lui-même et de sa vie. Sans compter que, prêt à toutes les compromissions pour plaire à ses supérieurs et avancer dans la hiérarchie, il se découvre tout à coup joué par ceux-là même qu’il croyait servir et qui, en fait, ont usé de lui. « Le Policier… songeait à certaines parties d’échecs… qui avaient laissé chez lui beaucoup d’amertume de d’interrogations car, durant leur déroulement, il avait bien senti que son adversaire avait élaboré une stratégie à long terme qu’il subissait ».
Une situation hors contrôle ?
Pendant que le policier s’interroge, dans la ville qui échappe peu à peu à son contrôle, les haines sont sciemment exacerbées par les représentants de l’Empire, lointain mais omniprésent, qui trouvent dans la mort du prêtre matière à se débarrasser des quelques familles musulmanes installées dans cette ville chrétienne où elles semblaient jusque-là avoir pourtant trouvé leur place. « Malgré les appels au calme de l’imam, bien des disciples du Prophète supportaient de plus en plus mal les suspicions, les quolibets, les moqueries, les bousculades et les insultes dont ils étaient chaque jour victimes sans que d’aucune manière les autorités n’interviennent pour les faire cesser ou les punir ».
Exacerbées par les manœuvres du pouvoir en place, les passions s’enflamment jusqu’au drame final. « De plus en plus, depuis la mort du curé, la ville devenait un chaudron, une machine infernale comme on en glisse parfois sous les cortèges royaux quand on est fatigué du monarque. »
Rien de tout cela n’arrive par hasard. Le meurtre « était le prélude d’une construction dramatique dont la culmination aurait sans doute l’apparence d’un bûcher, ou d’un billot et dont les funérailles et la procession devenaient le premier acte. Il y avait de l’intelligence derrière tout cela. Une intelligence qui dépassait le policier, qui dépassait la ville… et qui avait mûri dans les hauts esprits de l’Empire au cours de discussions mesurées, d’une précision d’équations mathématiques dans lesquelles on évoque les hommes et leur destin sans émotion ni trouble… »
Et Dieu dans tout ça ?
C’est bien au nom d’une religion omniprésente qu’a lieu le sacrifice de la communauté musulmane. Le Policier le découvre avec horreur lors de son retour après une chasse à l’ours chez le margrave dont il s’était sottement réjoui et qui n’avait pas d’autre but que de l’éloigner de la ville et de fournir un alibi à ses édiles tous réunis à l’extérieur pendant que se perpétrait le massacre.
De la petite mosquée de bois où tous les musulmans s’étaient réunis en ce soir du vendredi et dont les portes ont été clouées afin que nul n’en réchappe, il ne reste à son retour dans la ville « qu’une montagne de braises incandescentes, un entassement fantastique de brandons palpitants, un bûcher aux proportions gigantesques ». Une horreur qui s’est produite sous les yeux d’une population silencieuse sans autre résultat que le pillage systématique des biens des musulmans sacrifiés.
Mais Dieu dans tout cela ? Dieu dont l’image apparait en creux dans les propos des humains ne paraît pas moins monstrueux que ces êtres qu’il a créés. Lorsque, avant le massacre de leur communauté, deux jeunes musulmans s’en sont pris à un idiot lubrique qui a déshonoré leur sœur en exhibant devant elle son membre, le narrateur ne manque pas de signaler que la famille pourtant toute proche, entendant ses hurlements, ne s’est pas alarmée. « Il eût fallu que le doigt de Dieu touchât la maisonnée pour que l’un d’eux réagisse. Mais Dieu dormait sans doute. Ou il était ailleurs. Comme souvent »
C’est ce même Dieu qu’insulte le sabotier Pakmur qui noie son désespoir dans l’alcool et se détruit consciencieusement depuis le suicide de sa femme bien-aimée. « La vie est une curieuse chose. On dirait que quelqu’un prend plaisir à la mettre sens dessus dessous quand il la trouve trop heureuse. Si Dieu existe, c’est un salaud, jaloux des hommes qu’il a créés et dont l’existence est sans doute plus riche que la Sienne »
Des marionnettes ridicules
Les clefs du meurtre du curé qui ne sont données au lecteur qu’à la fin du roman, n’ont rien à voir avec l’affrontement religieux dont il a été le prétexte mais à peine s’en étonne-t-on tant ces histories de haine et de massacres sont universelles. La littérature et l’Histoire nous y ont, malheureusement, habitués.
En est-on pour autant blasés ? L’action qui se déroule dans un monde en noir et blanc comme une bande dessinée fantastique nous empoigne pourtant. De ces personnages caricaturaux, l’auteur dresse des portraits au vitriol, marionnettes agies par un pouvoir lointain et tout puissant tel l’évêque mandé pour attiser les braises avec ses petits souliers rouges ridicules dans ce pays où les bottes de cuir épais, informes et remplies de paille sont de rigueur. Le pauvre être « ratatiné, les lèvres brillant d’une bave mousseuse, le corps malingre et bossu… petite chose enrubannée de soieries précieuses et de broderies, inoffensive et débile… » n’est que l’inverse optique du vicaire Rajko qui, pieds nus dans la neige processionne dans la ville, enflammant la foule de ses cris et de ses malédictions pour préparer le sacrifice à venir.
Les véritables héros
Plaisir du verbe, goût pour la dérision et le grotesque sont présents à chaque page dans ce roman plein d’images peu académiques « Pareil à la poussière de charbon qui s’éclaircit dans un crachat frotté entre deux paumes, le jour lava enfin de gris le grand aplat noir du ciel ». On pense à quelques grands Espagnols tels Goya ou en littérature Camilo José Cela qui ont fait du grotesque leur patrie .
Mais en fait, les véritables héros de ce monde désespéré et qui, sans eux, serait désespérant, surgissent à plusieurs reprises dans le roman, créant des oasis de bouleversante tendresse. Ce sont des héros inattendus, l’affreux et contrefait Baraj à l’enfance saccagée, qui n’a bénéficié d’aucune éducation, d’aucun amour, et que tous méprisent, sorte de Quasimodo riche d‘amour qui parle aux animaux et nomme ses deux chiens Mes Beaux et qui, à deux reprises, défend des entreprises malsaines du Policier Lémia la douce qui l’a réchauffé de son sourire. Une orpheline et un être frustre ménagent dans ce monde cruel où le pouvoir a, semble-t-il pour unique fonction de broyer les êtres, de trop rares plages de bonheur simple et de beauté à l’image de Lémia « belle apparition au sourire de peinture toscane » qui, dans l’esprit de Baraj sans cesse habité de fulgurances poétiques est assimilée à un « ange de silence, doigts fins et doux, aux yeux de sainte fraîche»
Et pour que le lecteur ne se trompe pas sur ses intentions, c’est encore à Baraj et à ses poèmes boiteux et magnifiques que l’auteur attribue le dernier mot donnant au livre son titre.
« Tout aura été
Rien ne sera plus
Crépuscule »