Sortis de l’ombre
Publié par Patrimoine Université Toulouse III - Paul Sabatier, le 29 novembre 2023 1k
Longtemps ils sont restés mystérieux, ils se sont dérobés, ont résisté aux tentatives d’élucidation. Ils étaient quatre, anonymes. Et nos « inconnus » ont rendu les armes chacun son tour, en moins de six mois. C’est l’histoire d’une enquête qui a demandé patience, minutie et … créativité, quelquefois.
Dans la collection des 46 portraits anciens de la Faculté de médecine de Toulouse, quatre tableaux restaient non identifiés. Pas de légende, pas de nom, pas d’archives : quatre inconnus. Une seule certitude : ces quatre hommes ont été des professeurs de la Faculté. Mais qui étaient-ils ? Mystère. L’enquête documentaire commence, car aussi maigres soient-ils, des indices existent et ils sont précieux. Nos quatre anonymes ont forcément laissé quelques traces.
Une recherche large dans les revues locales fait finalement remonter un article de l’Auta relatant une visite guidée de la Faculté de médecine, et mentionnant une liste non exhaustive de portraits. Et dans cette liste, un nom inconnu jusque-là : Jean Noguès. Serait-il l’un de nos anonymes ?
Première vérification dans les deux tomes des Chroniques de la Faculté de médecine de Toulouse du XIIIe au XXe siècle de Jules Barbot de 1905, et première confirmation. Le portrait de Jean Noguès a bien existé. Ensuite les revues d’art, et en particulier L’art méridional qui annonçait ou commentait diverses expositions. Le peintre, Jean Diffre, avec ce Portrait du Docteur Noguès avait retenu l’attention du journaliste au Salon de Toulouse en 1896. Le descriptif est fourni et concordant : "représenté assis dans son cabinet de travail, en robe de professeur à la Faculté de médecine.", "les accessoires foisonnent dans la toile", etc. Il s’agit bien d'un de nos tableau. On a une date et un auteur. Il suffit ensuite de faire quelques petites recherches pour connaître un peu mieux le "modèle".
Jean Noguès a fait une longue carrière toulousaine. Ce pyrénéen, né à Lannemezan en 1814, a fait ses classes pendant de nombreuses années (Chef des travaux anatomiques, professeur suppléant, puis professeur-adjoint) avant de devenir en 1867 professeur de clinique interne. Il a aussi été chirurgien-chef de l’Hôpital de la Grave (1858-60), médecin chef de l’Hôtel-Dieu (1860-67) ou encore médecin légiste du Parquet de Toulouse pendant 20 ans. Il est retraité depuis plusieurs années lorsqu’il est fait Chevalier de la Légion d’honneur en 1894, décoration bien visible sur le portrait réalisé deux ans plus tard.
Sur l’un des autres des portraits on peut lire la signature du peintre. Ou plutôt on la déchiffre à peu près, car ce "Dartigue" s’avère être finalement Maxime Dastugue. Et en tenant ce fil, on remonte pas à pas la piste.
Parallèlement on apprend qu’il a été fait un portrait d’Edmond Dupuy, il se pourrait que ce soit celui-là. Il était professeur à l’École de pharmacie, or jusque-là, les recherches s’étaient concentrées sur la Faculté de médecine : il était donc passé sous le radar. Une nécrologie de ce professeur de pharmacie a été publiée dans le Bulletin des sciences pharmacologiques, et coup de chance accompagnée d’un portrait. En réalité c’est une image en pied de l’enseignant, réalisée vraisemblablement le même jour que le portrait. Mais surprise, Edmond Dupuy n’est pas le sujet du tableau signé Dastugue. Il est notre inconnu n°3.
Qui est donc l’inconnu n°2 ? L’enquête reprend, avec une information supplémentaire non négligeable : Edmond Dupuy a présidé à l’aménagement et à la décoration des locaux de la « nouvelle » Faculté de médecine et de pharmacie sur les allées Jules Guesde. Et il n’était pas seul pour accomplir cette mission, le Conseil d’université avait nommé aussi le professeur Saint-Ange de la Faculté de médecine. Petit retour dans les publications des revues d’art, et découverte d’un indice concordant : Maxime Dastugue a réalisé un Portrait du Dr S. Vérifications faites dans les listes des décorés de la Légion d’Honneur, puis dans la liste des titulaires de la Faculté de médecine, et enfin dans l’ouvrage de Barbot, et forte présomption : Louis Saint-Ange a eu droit à son portrait et coche toutes les cases. Plus tard, dans un article de l’Auta on apprend que ce portrait était dans la salle du Conseil en 1951… où il est encore. Enfin, le numéro spécial du 25 décembre 1914 du journal Le Cri de Toulouse présente les médecins officiants dans les hôpitaux recevant des soldats blessés. Parmi eux, le docteur Saint-Ange.
Ces deux oubliés étaient donc ceux qui ont notamment décidé d’accrocher les portraits de leurs homologues dans différentes salles. Le constat est ironique : la patrimonialisation qui ne peut avoir lieu qu’à postériori est tributaire d’une mémoire à la (re)connaissance pour le moins vacillante. Qui étaient donc ces deux hommes ?
Edmond Dupuy, né en Dordogne en 1844, devient interne des hôpitaux de Paris 1866, puis comme son père avant lui, pharmacien. Il ajoute cependant pour son goût personnel, une licence en droit, et un titre d’avocat. La pharmacie familiale sera vite bien trop étroite : le Conseil d’hygiène le fait inspecteur, et lui offre une porte de sortie. Il retourne à Paris pour passer le diplôme supérieur, et commence une carrière d’enseignant de législation pharmaceutique. Et lorsque les Écoles préparatoires de Toulouse redeviennent des Écoles de plein exercice en 1887, il est nommé à la chaire de pharmacie, poste qu’il conserve à la re-création des Facultés. Il est aussi naturellement membre du Conseil d’hygiène du département, et inspecteur. Apprécié de ses étudiants et de ses collègues, sa carrière florissante s’arrête un jour en plein cours : il ne pourra jamais reprendre son travail. Il est décédé en 1904.
Louis Saint-Ange est gersois, il devient docteur en médecine à l’issue de ses études à Paris en 1878 : il a 26 ans. Il est nommé à Toulouse comme suppléant l’année suivante, et sera titularisé en tant que chargé de cours à la refondation de la Faculté en 1891, A la faveur d’une augmentation de la dotation de la municipalité 5 ans plus tard, il devient professeur titulaire de la Chaire de thérapeutique. Il ne descendra de cette estrade que lorsque la limite d’âge légal l’oblige à prendre la retraite en 1922, il a 70 ans. Comme nombre de ses collègues, il a aussi fait une carrière dans les hôpitaux de Toulouse : l’Hôpital de la Grave (1885-1886), l’Hôtel-Dieu (1886-1891) et l’hôpital militaire de Toulouse pendant les années de la première Guerre mondiale. Ses obsèques ont lieu à Toulouse le 6 avril 1940.
A ce stade de l’enquête il ne reste qu’un inconnu, qui va résister encore quelques mois. Les indices sont ténus : le port de favoris très fournis, la posture, l’habit, le situent dans la deuxième partie du XIXe siècle, et il a, lui aussi, une Légion d’honneur.
On cible alors "autour de 1860" en première approche dans les archives, sans certitude, et on élargit peu à peu la fourchette. A ce stade, ce ne sont qu’hypothèses, intuitions, déductions plus ou moins logiques : beaucoup de questions et peu de réponses. Les annales de l’Académie des sciences et de la Société de médecine permettent de lister tous les médecins exerçant dans cette période : plus de 50 ! On élimine tous ceux dont nous avons déjà le portrait ou dont le visage est connu via des photographies. Ensuite on filtre en ne retenant que ceux qui ont été décorés de la Légion d’honneur (la médaille étant bien visible et identifiable sur le portrait). Deux noms émergent, en 1875, et un seul des deux finalistes a été enseignant à la Faculté de médecine : Julien Bonnemaison.
Commence alors la chasse à la photographie pour étayer l'hypothèse. L’Académie des sciences a ses archives une sorte de trombinoscope de ses membres du XIXe : deux hommes portant des favoris sont isolés, mais ils sont dans la section « inconnus » de l’Académie. D’après l’archiviste de l’honorable société, il pourrait s’agir soit de Basset soit de Bonnemaison, tous deux entrés à l'Académie en 1869. Le doute est presque levé : si Basset a obtenu la Légion d’honneur, c'est seulement après avoir avoir atteint 77 ans, un peu trop âgé pour notre portrait. De plus, Bonnemaison est mort assez jeune, et notre portrait présente un homme un peu plus jeune que les autres professeurs portraitisés de la collection. Finalement, notre faisceau d'indices semble bien concorder vers Julien Bonnemaison.
Il est né en 1834, et enseigne à la Faculté à partir de 1867. Il est titularisé en 1876, et sera par la suite professeur titulaire de la chaire de clinique médicale jusqu’à sa démission, en 1889, pour cause de maladie. Il était aussi médecin-chef de l’Hôtel-Dieu de 1867 à 1877, et s’est particulièrement illustré en apportant son secours à la population lors de la grande inondation de 1875, qui lui a valu, si précocement cette légion d’honneur.
Ainsi s’achève une enquête de plusieurs mois qui a restitué publiquement aux professeurs Jean Noguès, Edmond Dupuy, Louis Saint-Ange et Julien Bonnemaison leur nom, leur identité, leur histoire, et par là, un morceau de la nôtre.
Le Service des Collections Scientifiques de l’Université Toulouse III - Paul Sabatier à la demande de la Faculté de Santé veille sur cette collection, et a lancé une campagne de levée de fonds pour une restauration en urgence des portraits les plus endommagés. Pour participer à cette campagne, rendez-vous sur le site de la Fondation Catalyse.
Retrouvez l’ensemble des portraits et l'histoire des autres figures illustres de l'enseignement de la médecine à Toulouse sur le site des Collections Scientifiques de l’Université Toulouse III - Paul Sabatier
Rédaction : Corinne Labat
Crédit Photo : Atelier du Lauragais, restauration de peintures
Remerciements : L'Académie des Sciences, Inscriptions et Belles lettres